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l’homme et la terre. — inde

plusieurs millions de florules. Et combien d’autres fleurs qui sont à peine moins belles ! Que de branches et de lianes entrelacées, à travers lesquelles on aperçoit les pentes bleuâtres des montagnes ! Que de fruits délicieux font ployer les tiges et les rameaux, offrant la nourriture aux hommes vêtus de longues robes qui cheminent lentement dans les allées et s’entretiennent avec grâce ! La nature est admirablement belle et les hommes qui l’habitent paraissent lui ressembler. « Nulle contrée du monde ne donne l’impression plus profonde du bonheur »[1] et nulle, ainsi qu’en témoignent les légendes antiques, n’exerça plus grande attraction sur les visiteurs étrangers. Aussi l’île de Ceylan prit-elle dès la plus haute antiquité une importance de premier ordre : la population était d’une extrême densité, comme l’attestent les prodigieuses ruines des villes actuellement recouvertes par la jungle.

Dans l’imagination des peuples lointains, éblouis par les récits qu’on leur faisait de la merveilleuse terre, l’île de Taprobane ou Tamraparni, « Resplendissante comme le cuivre », était amplifiée d’une manière démesurée. On la considérait comme dix, vingt fois plus grande qu’elle ne l’est en réalité : la carte de Claude Ptolémée la montre bien telle qu’on se l’imaginait, c’était l’Inde par excellence. Fut-elle un centre d’émigration ? Certainement, puisque toute civilisation amène un rayonnement de force. Un auteur, A. de Paniagua, essaie de prouver dans les Temps héroïques que la Dravidie, y compris Ceylan, fut par ses marchands pacifiques la grande éducatrice du monde, jusque dans l’Europe occidentale, à un âge antérieur à l’invasion aryenne.

Si fameuse qu’elle fût dans les légendes et les récits de voyages, c’était, aux époques lointaines de la protohistoire, une rare aventure que d’avoir pu visiter l’île « resplendissante ». Les voyages se faisaient avec lenteur et les accidents de toute nature les interrompaient fréquemment : le marchand qui voyait fuir au loin les plages de son pays n’avait au fond de son cœur qu’une vague espérance de les revoir. Échouages sur les récifs ; longs séjours sur des bancs de sable où le naufragé n’avait d’autre nourriture que des crabes, des coquilles, et peut-être quelque fruit apporté par le flot ; abordage en des pays inconnus peuplés de cannibales, longues captivités, tortures, expérience

  1. Ernest Haeckel, Lettres d’un Voyageur dans l’Inde, Paris, 1884.