Page:Reclus - L'Homme et la Terre, tome III, Librairie universelle, 1905.djvu/132

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l’homme et la terre. — inde

taient des hommes, des enfants, surtout des jeunes filles, destinés à devenir des meriah ou médiateurs entre la Terre et le pauvre peuple qui cherche à en tirer le pain nourricier. On accueillait bien ces futures victimes : on les choyait, on leur trouvait des parents, une femme ou un mari ; on cherchait par tous les moyens possibles à les rendre heureux, car tout sacrifice, pour être valable, doit être volontaire. Et souvent il le devenait en effet, tant l’influence d’un vouloir collectif peut déterminer les impulsions individuelles. Certains meriah, fanatisés par l’idée de féconder la Terre qui avait besoin de leur sang, de rendre les dieux favorables à la tribu qui les avait aimés, se livraient joyeusement au couteau des prêtres, ou du moins avec une apparence de joie dictée par le point d’honneur ; mais d’ordinaire, c’est au moyen d’une drogue stupéfiante que les sacrificateurs arrivaient à faire simuler l’acquiescement de la victime. Suivant les tribus et les modes, — car la mode s’introduit aussi dans ces effroyables coutumes —, les supplices variaient de forme et de raffinements ; mais quel que fut le procédé de décapitation ou d’égorgement, la terre ouverte buvait la liqueur chaude, fumante, et tous les spectateurs, rués sur le corps palpitant, avaient pu découper par le poignard ou déchirer par l’ongle ou par la dent un lambeau de chair, qu’on enterrait ensuite dans les champs pour s’assurer une belle récolte, ou sous le foyer de l’âtre pour obtenir la prospérité de la famille[1].

Les tribus refoulées dans les montagnes et les forêts, qui, par crainte et horreur de l’étranger, ont réussi à se maintenir dans l’isolement le plus complet, en arrivent à vivre presque en dehors de toute évolution, à se conserver semblables à leurs aïeux pendant des milliers d’années : elles se trouvent, pour ainsi dire, enkystées dans l’organisme général des nations vivantes. Telle peuplade des montagnes, parmi les Santal et les Oraon, évitait, par tous les moyens possibles, de se rencontrer avec les hommes des races policées, même de les voir : « La vue d’un Hindou, dit un de leurs proverbes, est plus effrayante que celle d’un serpent ou d’une panthère » (Hunter). Naguère les Veddah des forêts orientales de Ceylan évitaient même de se laisser apercevoir par les étrangers avec lesquels ils trafiquaient. Quand ces marchands s’étaient fait

  1. Élie Reclus, Les Primitifs, pp. 357 et suiv., d’après Arbuthnot, Macpherson, Dalton, etc.