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l’homme et la terre. — chrétiens

survivant encore dans les formules et traditions. Lorsque Bysance remplaça enfin Rome comme centre de la puissance impériale, ce n’est pas la nation romaine, c’est une agglomération de peuples à demi-barbares et se connaissant à peine les uns les autres que les empereurs réunissaient sous leur autorité[1] ; bien que l’idée de l’unité romaine persistât quand même, la scission s’accomplissait sans être voulue. On croyait encore à la persistance de la grande Rome alors qu’il existait déjà deux empereurs avec des intérêts foncièrement distincts. Les deux, de pouvoir et de prestige égaux, n’étaient, pensait-on, que la double représentation de la puissance souveraine considérée comme unique. Vaine illusion, car lorsque Rome fut attaquée, Bysance, qui continuait à avoir son existence propre et ses forces spéciales de vitalité, était devenue cependant incapable d’aider l’empire occidental contre l’ennemi commun.

Le travail de désagrégation, dû pour une si grande part à la pression du dehors qu’exerçaient les peuples immigrants, était déterminé également par des causes intérieures, au nombre desquelles le christianisme était la plus active. La propagande chrétienne dépassait les bornes de l’empire, elle s’adressait aux Goths et aux Vandales non moins qu’aux Romains, et même avec une réelle préférence, car il était plus facile aux évangélistes de convertir les étrangers naïfs que de faire pénétrer la foi dans les âmes sceptiques de civilisés ayant la conscience de l’antique supériorité romaine. Pouvait-on à la fois confesser Jésus et vénérer les héros qui avaient fait la grandeur de la cité ?

De même qu’en naissant le christianisme s’était libéré du cercle étroit de la synagogue juive pour s’adresser aux Grecs et aux Romains, de même il franchissait maintenant les bornes de l’immense empire pour embrasser les multitudes barbares jusqu’aux extrémités du monde : ne connaissant pas les frontières, la religion chrétienne en diminuait par cela même la force conventionnelle et contribuait ainsi pour une certaine part avec la philosophie à développer la notion d’une humanité supérieure à chaque peuple, groupe ou État particulier.

Toute révolution est un phénomène complexe, et cette même religion qui aidait à la ruine de Rome par l’ampleur universelle de son idéal hâtait également la décomposition de la société romaine par

  1. Victor Arnould, Histoire sociale de l’Église, Société nouvelle, juin 1895.