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l’homme et la terre. — chrétiens

jour à libérer son âme. Mais jusqu’au dernier moment il pouvait craindre de ne pas réussir, car, « s’il y a beaucoup d’appelés, il y a peu d’élus ». Tellement personnelle est la recherche du salut que pour plaire à Dieu, il convient même de « haïr » ses parents les plus proches : « Si quelqu’un vient à moi et ne hait pas son père, sa mère, il ne peut être mon disciple »[1]. Si la religion enjoint cependant à l’homme d’aider son prochain, c’est en Dieu et pour l’amour supérieur de Dieu. Entre deux personnes, même entre les époux, la divinité omniprésente reste toujours entière[2].

À la fin de l’empire, le dogme chrétien était arrivé à prendre sa forme définitive sous l’influence du vrai continuateur de l’apôtre Paul, saint Augustin, le théologien qui devait, pendant plus de mille ans, inspirer les orthodoxes catholiques, puis les réformateurs protestants. Du moins dans l’Église d’Occident, la doctrine de cet évêque impérieux se confondit avec le dogme même : tandis que l’enseignement hellénique familiarisait la pensée de l’homme avec la vertu, la religion chrétienne le mit face à face avec la conscience humiliante du « péché originel »[3]. L’homme apprit à ne plus compter sur lui-même, à tout attendre de la Grâce, c’est-à-dire de la volonté capricieuse du maître inconnu et tout-puissant qui siège au delà des nuées. Et, par une frappante coïncidence, l’époque précise à laquelle Augustin proclama la déchéance absolue de l’homme, lui signifiant pour ainsi dire son arrêt de mort, fut également la période de l’histoire où les barbares se chargèrent d’exécuter cet arrêt en ruinant à fond son pays, en détruisant la civilisation locale, en mettant l’Afrique pour des siècles hors de l’histoire[4].

Les condamnés vont toujours au-devant de leur destin. Les Romains de la décadence s’engouent des barbares et souvent cherchent à les imiter dans leurs modes. Les chrétiens surtout, heureux de voir en eux des convertis à leur foi, les donnent en exemple aux Grecs et aux Romains comme s’ils apportaient une civilisation plus haute. De même que Salvien prêche la haine des riches et absout les Bagaudes révoltés mettant la Gaule à feu et à sang, saint Augustin appelle les Vandales pour fonder avec eux la Cité de Dieu : il croyait qu’à l’aide de ces

  1. Mathieu, xxii, 14.
  2. Michel Bakounine, Le Principe de l’État, Société nouvelle, nov. 1899, pp. 582 et suiv.
  3. Hartpole Lecky, Rationalism in Europe.
  4. Victor Arnould, Histoire Sociale de l’Église, Société nouvelle, oct. 1895, p. 417.