Page:Reclus - L'Homme et la Terre, tome III, Librairie universelle, 1905.djvu/328

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
308
l’homme et la terre. — barbares

et l’attention populaire ne se portait que sur la masse noire, impénétrable des grands bois ; la montagne disparaissait à leurs yeux sous l’épaisseur de la végétation qui la recouvrait et, jusqu’à nos jours, nombre de régions montagneuses ne sont désignées que par leurs noms de forêt, Schwarzwald, Odenwald, Böhmerwald, Thuringerwald, Frankenwald, Bayrischerwald, Westwald, Schurwald, ou par le nom des essences qui les couvrent : Fichtelgebirge. Des sentiers, tel le Rennsteg, existaient certainement à travers ces étendues boisées, mais ils ne pouvaient servir qu’à des itinérants pacifiques.

Ainsi qu’en témoignent les expressions des auteurs latins relatives aux forêts de la Germanie, ces halliers « horribles », « affreux » étaient alors bien différents de ce que sont de nos jours les nobles assemblées de grands arbres soigneusement débarrassées de leur sous-bois, des branches mortes et des racines pourries, égouttées dans les bas-fonds, traversées de chemins sinueux et coupées de distance en distance par de larges garde-feu. C’étaient des espaces où branchages, ronces, troncs vivants, fûts renversés s’entremêlaient, où les eaux s’amassaient dans les fonds. Le chasseur même ne s’y hasardait guère à la recherche du gibier, et la population d’agriculteurs n’était pas encore assez dense pour s’écarter des prairies naturelles et des steppes et s’ouvrir des clairières dans la sombreur des forêts. Les voies naturelles des migrations se trouvaient donc indiquées à la fois par les rivières flottables ou navigables et par les plaines herbeuses. Elles contournaient les grandes régions forestières qui restaient presqu’entièrement inhabitées, et les lieux de rencontre entre les populations en conflit étaient indiqués d’avance aux angles des régions noires.

La Germanie méridionale avait également sa voie majeure naturelle dans le sens de l’est à l’ouest : les différents paliers par lesquels descend le Danube, de la Forêt Noire au Pont-Euxin, marquent les grandes étapes de cette route longitudinale. Sans doute elle est coupée en divers endroits de son parcours, mais, dans l’ensemble, elle constitue bien un long chemin de ronde au nord du rempart des montagnes qui se prolonge des Balkans aux Alpes occidentales ; surtout dans toute la partie du bassin danubien en amont de Pressburg et de Vienne, la voie historique est parfaitement tracée, et c’est le plus souvent par cette route que se sont mues les nations et les armées, marchant vers les Gaules ou refluant en sens inverse