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ignorance de l’église

Mais par suite de cette tendance à l’égalisation qui travaille sans cesse à niveler les sociétés et les classes, il se fit un échange nécessaire entre les barbares qui se romanisaient par le christianisme et les chrétiens qui se germanisaient. Avec l’invasion des barbares, l’Église catholique elle-même était devenue barbare. D’ailleurs les évêques n’avaient-ils pas accueilli les envahisseurs en stipulant, pour prix de leur courtage, que les biens ecclésiastiques seraient respectés, et ne devaient-ils pas à ces pillards d’autant plus de reconnaissance que ceux-ci consentirent à livrer une partie du butin au jour de leur conversion ? La destruction de l’empire, l’avilissement, puis le détrônement des empereurs laissaient debout le pouvoir des évêques en leur abandonnant un reflet de la splendeur impériale et préparaient la voie à cette revendication de la puissance suprême qui constitue une si grande partie de l’histoire des papes durant le moyen âge. Toutefois, en cessant de se réclamer de la civilisation gréco-latine et en s’accommodant du milieu barbare, l’Église arriva rapidement à lui ressembler par son ignorance ; quoi qu’on ait souvent prétendu, elle ne garda point sur ses autels la flamme intacte de l’ancienne culture pour la transmettre en des temps meilleurs aux futures générations. La décadence était si complète qu’il n’y avait en réalité plus de langues : celles d’hier n’étaient plus comprises, celles de demain se formaient encore[1].

Déjà sous la domination romaine, la Gaule avait été privée de toute initiative intellectuelle. Ce n’est pas impunément que le peuple avait été décapité par César, perdant un million d’hommes par les batailles et les massacres. Les cités possédaient des écoles où l’on enseignait la grammaire latine, où l’on s’exerçait à la rhétorique et à la poésie, sur les modèles romains. Il est vrai que de cette phraséologie ne naissaient point d’œuvres originales révélant les véritables pensées des auteurs dans leur propre langage ; du moins la parole était-elle encore élégante et pure, tandis qu’après la chute de Rome la littérature tombe en pleine barbarie : Sidoine Apollinaire, Grégoire de Tours qui nous racontent l’arrivée des barbares sont eux-mêmes des écrivains barbares. Encore l’horreur tragique de ces âges donne-t-elle à de pareils écrits une grande valeur historique, mais

  1. Victor Arnould, Histoire sociale de l’Église, Société Nouvelle, oct. 1895, p. 421.