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l’homme et la terre. — carolingiens et normands

Seulement, pour rendre hommage au titre d’empereur que portait le fils aîné de Louis le Débonnaire, Lothaire, roi d’Italie, on dut lui attribuer aussi les terres patrimoniales, c’est-à-dire les forêts austrasiennes, vers la Hollande et la Frise. Mais comment rattacher Rome, la capitale officielle de l’Empire, à Aix-la-Chapelle, métropole d’Austrasie ? Il fallut tailler à travers plaines et montagnes une bande de territoire composée de la Savoie, de la Suisse, du Jura, des Vosges, et naturellement cette création artificielle d’un État tout en longueur, formé de fragments disparates appartenant à des régions géographiques absolument distinctes, ne pouvait essayer de se maintenir que par d’incessantes guerres.

Les deux extrémités seules de la part échue à Lothaire étaient viables, celles qui correspondaient au groupement normal des populations, d’un côté l’Italie, de l’autre la « Lotharingie » proprement dite, la Lorraine, noyau primitif de ces contrées d’entre Gaule et Germanie qui, depuis, ont trouvé leur expression politique dans la nation bilingue des Belges, Wallons et Flamands[1].

En 843, le traité de Verdun consacra la division de l’Empire carolingien ; il doit son importance capitale dans l’histoire à la formation consciente de deux nationalités bien distinctes, l’Allemagne et la Gaule : cette dernière peut même s’appeler « France » dès le milieu du neuvième siècle, car un document de 833 emploie déjà ce mot[2], et la langue dans laquelle Louis le Germanique dut s’adresser à l’armée neustrienne réunie à Strasbourg, pour la prendre à témoin de ses engagements solennels, n’était déjà plus du « latin » rustique : c’était bel et bien du français dans lequel se trouvent les mots, les tournures et la construction du clair et beau langage qui devait acquérir une si haute importance dans l’histoire de la pensée. De même, Charles, pour se faire entendre des Germains, dut leur parler en tudesque, l’idiome qui est devenu l’allemand de nos jours. Le contraste s’établissait nettement entre les deux nations et devait s’accroître de siècle en siècle par l’abandon, d’abord graduel, puis complet, du latin comme langue véhiculaire et par le développement des littératures respectives.

Ainsi se préparait une ère nouvelle dans l’histoire de l’Europe occidentale, de même que les parlers populaires, les mœurs et les

  1. H. Pirenne, Histoire de Belgique.
  2. Leopold von Ranke, Weltgeschichte, sechster Theil, erste Abtheilung, p. 93.