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l’homme et la terre. — l’état moderne

problème le plus difficile à résoudre, celui d établir le parallélogramme des forces entre les mille impulsions en lutte qui se heurtent de toutes parts. Il lui est facile de se tromper et souvent il désespère, croyant assister à un effondrement alors qu’il y a eu de réels progrès, ou plutôt que, dans le règlement général des comptes, embrassant les pertes et les gains, l’avoir humain s’est grandement accru.

Mais combien l’œuvre de vraie révolution paraît longue et difficile à ceux qui sont épris de l’Idéal ! Car si les formes extérieures, institutions et lois, obéissent à la pression des changements intimes qui se sont accomplis, ils ne peuvent les produire : toujours il est nécessaire qu’une nouvelle poussée vienne de l’intérieur. Au premier abord, il semble bien que le vote d’une Constitution, ou de lois établissant par des formules officielles la victoire de la partie de la nation qui revendique ses droits, assure d’une manière définitive le progrès déjà réalisé. Or, il se peut que le résultat soit précisément le contraire. Cette charte, ces lois, acceptées par les révoltés, consacrent, il est vrai, la liberté conquise, mais elles la limitent aussi, et là est le péril. Elles déterminent le terme précis auquel doivent s’arrêter les vainqueurs, et il devient fatalement le point de départ d’un recul. Car la situation n’est jamais absolument stationnaire : si le mouvement ne se fait pas dans le sens du progrès, il se fera du côté de la répression. La loi a pour effet immédiat d’endormir dans leur triomphe momentané ceux qui l’ont dictée, d’enlever aux individus zélés l’énergie personnelle qui les avait animés dans leur œuvre victorieuse et de la passer à d’autres, aux législateurs de profession, aux conservateurs, c’est-à-dire aux ennemis mêmes de tout changement progressif. Du reste, au fond, le peuple est conservateur et le jeu des révolutions ne lui plaît pas longtemps ; il lui préfère l’évolution, parce qu’il ne la soupçonne pas et que, l’ignorant, il ne peut lui marquer sa mauvaise humeur. Devenus légalitaires, les anciens révoltés sont donc en partie satisfaits, ils entrent dans les rangs des « amis de l’ordre », et la réaction reprend le dessus, jusqu’à ce que de nouveaux groupes de révolutionnaires, non liés par les formules, aidés par les erreurs ou les folies gouvernementales, arrivent à faire une autre trouée dans les constructions antiques.

Dès qu’une institution s’est fondée, ne fût-ce que pour combattre de criants abus, elle en crée de nouveaux par son existence même : il faut qu’elle s’adapte au milieu mauvais et que, pour fonctionner, elle