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officiers et soldats

avec le haut par une adhérence voulue de part et d’autre ; l’ensemble ne forme point une « grande famille », comme on le répète volontiers. Au contraire, les sentiments d’aversion dominent entre les officiers et « leurs » hommes. Il ne saurait en être autrement. Les officiers, en très grande majorité, appartiennent aux castes de la noblesse et de la bourgeoisie ; ils ont vécu en dehors du peuple pauvre ; ils ont suivi une filière spéciale ; sauf exception, il n’ont jamais été soldat de deuxième classe et, pendant longtemps, le moyen le plus efficace d’éviter absolument la cohabitation de la chambrée fut même d’embrasser la carrière militaire ; on peut dire plus : les officiers sortis du rang n’atteignent généralement pas à une considération égale à celle dont jouissent leurs confrères sortis des écoles. L’officier domine de si haut le militaire non gradé que toute cordialité devient impossible : les conditions de la vie du soldat sont réglées par des sous-officiers, classe hybride, méprisée par les uns, haïe par les autres. Même sur les navires de guerre, où, semble-t-il, l’espace est si restreint que le contact devient inévitable, là même, et là surtout, la séparation est complète entre ceux qui commandent et l’équipage qui doit obéir au moindre geste ; nulle part la raideur brutale de la caste ne se fait plus durement sentir : on dirait que les chefs éprouvent le besoin d’accroître la distance morale pour compenser le manque de distance matérielle.

C’est grâce à cette ligne de séparation absolue entre les officiers et les « hommes » que la société a pu quand même évoluer vers le mieux. Si la guerre, avec toute sa vie particulière d’horreurs et de massacres, était l’occupation réelle de l’armée, celle-ci trouverait sa monstrueuse unité en dehors du corps social, mais heureusement les grands conflits internationaux sont chose rare et le dédoublement se fait entre les deux éléments de l’organisme militaire : la caste des officiers s’associe aux autres castes dirigeantes, tandis que, de son côté, la troupe gravite quand même vers la masse du peuple d’où elle a été tirée et où elle retournera après quelques centaines de jours dont chaque soldat désireux de liberté garde le compte exact dans sa mémoire. Le contraste est assez net pour que les grands chefs ne puissent rien oser, et qu’ils soient obligés de subir cette chose monstrueuse à leurs yeux, l’ingérence des civils dans leurs affaires. Les symboles républicains, drapeaux, chants, formules, les choquent brutalement, mais la destinée les force à s’en accommoder. Ils commandent, mais en apparence seulement ; eux