Page:Reclus - L'Homme et la Terre, tome VI, Librairie universelle, 1905.djvu/226

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
210
l’homme et la terre. — l’état moderne

aussi doivent s’assouplir à un nouvel ordre de choses. Ils se croient libres et le courant les emporte vers un avenir inconnu.

Le code qui régit l’armée, du général jusqu’au simple soldat, se présente avec une certaine unité, mais en fait, deux morales, deux systèmes complètement différents, s’appliquent aux élus du corps supérieur et à la foule des non-gradés. Ceux-ci sont régis par la terreur, et les peines qui les frappent sont même accompagnées de tortures traditionnelles, imposées par le bon plaisir de bourreaux irresponsables. Quant aux officiers, ils se savent gentilshommes, et règlent en collègues courtois, de bonne compagnie, les manquements de leurs pairs au devoir militaire par des peines qui restent quand même décoratives et témoignent d’une continuation de respect pour l’officier frappé. Des drames effroyables ont pourtant lieu, à la suite de crimes, de trahisons, de rivalités personnelles ; mais, aussitôt après, les grands chefs cherchent à réparer ce qu’ils appellent « l’honneur de l’armée » et qui est simplement l’apparence d’infaillibilité dont ils doivent jouir aux yeux de la foule ignorante. Ainsi, dans cette mémorable « affaire Dreyfus » où la peine la plus grave venait de tomber sur un homme certainement innocent, on vit la plupart des chefs de l’armée se liguer aussitôt, non pour chercher ou proclamer la vérité, mais au contraire pour l’étouffer : à tout prix, même par des faux et l’assassinat, on tenta de sauvegarder l’honneur collectif du corps, qui exigeait le sacrifice d’une victime pure, « trop heureuse, disait-on, de pouvoir servir au salut d’une institution sacrée ». Quoi qu’il en soit, l’âme du soldat a été dévoilée, et la critique de l’observateur, de mieux en mieux étayée sur des faits plus nombreux, constate que l’organisme de l’armée, comme celui de tous les autres corps établis dans l’Etat aux dépens de la nation, est un véritable chancre qui tend à gagner sans cesse sur la partie saine du peuple et qui ne peut disparaître que par l’effet d’une révolution décisive : des réformes sont insuffisantes en pareil cas. On ne réforme pas le mal, on le supprime.

Mais la peur est bonne conseillère. Les diverses castes savent ce qu’elles ont à craindre d’un avenir peut-être prochain et se liguent prudemment pour parer au danger le plus longtemps possible. A cet égard, et malgré le recul plus ou moins durable qui en résulte pour la société dans son ensemble, il faut se féliciter que l’évolution historique ait amené dans les contrées dites civilisées une alliance plus intime entre les gouvernements contre les peuples et, dans chaque Etat, une