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l’homme et la terre. — l’industrie et le commerce

des forces naturelles dont il dispose et de sa propre activité, puis de les répartir avec sagacité entre l’agriculture, l’industrie et le commerce.

Certes, le commerce qui mène à la fortune ne manque pas d’assurer la considération au commerçant, cependant il reste quelque chose de l’antique morale qui interdisait au frère de vendre au frère, au citoyen de trafiquer avec un autre citoyen, et l’on ressent au fond de soi une mauvaise conscience de toutes ces opérations. Il en résulte qu’on cherche volontiers une victime expiatoire portant la faute de tout le peuple, comme jadis le bouc Azazel, chassé hors du camp des Hébreux. Cette victime sera l’étranger contre lequel, à l’accusation de fraude, on peut ajouter toutes celles qui se sont amassées de siècle en siècle contre les gens nés par delà l’horizon. Tant qu’on a besoin de cet étranger, parce qu’il est vraiment indispensable pour telle ou telle industrie ou brandie de commerce, on s’arrange de manière à le tolérer, même à lui faire bonne figure, mais dès qu’il a cessé d’être nécessaire on le conspue, on le persécute, si même on ne va pas jusqu’à le chasser ou l’occire. Pendant la guerre franco-allemande, tout résidant né au delà du Rhin était brutalement expulsé de France, mais je connais une ville d’où l’on se garda bien de renvoyer le pâtissier allemand, reconnu comme indispensable à tous les diners fins de la bourgeoisie. En grommelant, on lui permettait même d’exprimer tout haut sa joie des malheurs de la France.

Ainsi ont fait les peuples d’Europe pour les Tziganes, ces descendants de caste hindoue errant jadis de village en village, de foire en foire, pour échanger des chevaux, étamer des casseroles, vendre des simples, dire la bonne aventure. Aussi longtemps que ces nomades furent les plus habiles dans ces diverses industries, il fallut bien s’accommoder de leur passage et de leur bref séjour sur le champ de foire ou dans quelque lande voisine ; mais dès que la société locale eut parmi les siens tout un personnel de maquignons, de rétameurs, d’herboristes, de sorciers, aussitôt les Bohémiens de passage furent accusés de tous les crimes, on vit en eux des voleurs de chevaux et surtout des ravisseurs de femmes et d’enfants. Soupçonnés et décriés, chassés des communes rurales, traqués dans les villes et les bourgs, il ne leur restait, sous peine de mort par inanition, qu’à tâcher de se perdre dans le prolétariat par la dispersion. D’ailleurs ils étaient