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le civilisé et le primitif

impression. Le mémorable passage du Malay archipelago, publié en 1869 par A. R. Wallace, ne peut-il même être considéré comme une sorte de manifeste, un défi à l’adresse de ceux qui ont accepté sans restriction l’hypothèse du progrès indéfini de l’humanité. Et ce défi attend encore sa réponse. Il n’est donc pas inutile d’en rappeler les termes et de les prendre pour texte de contrôle dans les études historiques : « Si l’idéal social est l’harmonie de la liberté individuelle avec la volonté collective, réalisée par le développement convenablement équilibré de nos forces intellectuelles, morales et physiques, état où nous serons chacun et tous rendus si aptes à la vie sociale par la connaissance de ce qui est juste et par l’irrésistible penchant d’y conformer notre conduite, que les restrictions et les peines n’auront plus aucune raison d’être… n’est il pas surprenant qu’à un degré très infime de la civilisation se rencontre quelque chose d’approximatif à cet état de perfection ? J’ai longtemps vécu au milieu des communautés de sauvages dans l’Amérique du Sud et dans l’Extrême Orient, qui n’ont pas d’autres lois ou d’autre cour de justice que l’opinion publique librement exprimée par la population. Chaque homme y respecte scrupuleusement les droits de son prochain et une infraction à cette règle survient rarement, pour ne pas dire jamais. Une égalité presque parfaite règne dans les communautés ; rien n’y ressemble à la large démarcation entre l’éducation et l’ignorance, entre la richesse et la pauvreté, entre le maître et le serviteur, telle qu’elle se présente dans notre civilisation. Il n’y a pas non plus de division du travail qui, tout en accroissant les richesses, mette les intérêts en conflit, ni concurrence acharnée ou lutte pour la vie »… « Nous ne saurions, s’il s’agit de l’ensemble de nos populations, prétendre à une supériorité réelle sur les sauvages… »

Mais on aurait tort de généraliser ce que le grand naturaliste et sociologue a dit des indigènes de l’Amazonie et de l’Insulinde et de l’appliquer à toutes les populations sauvages des continents et des archipels. L’île de Bornéo, où Wallace a trouvé tant d’exemples de cette noblesse morale qui ont déterminé son jugement, est cette même grande terre que Boek a décrite sous le nom de « Pays des Cannibales »[1], et que l’on pourrait appeler aussi « Pays des coupeurs de têtes » en faisant allusion à ceux des Dayak qui, pour acquérir le droit de se

  1. Unter den Kannibalen auf Bornéo.