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l’homme et la terre. — progrès

ne laisse point de pauvres ni d’infirmes derrière lui. Il eut des éducateurs, car il n’est point né sans père comme tel Dieu de la fable ; à son tour il sera l’éducateur de ceux qui viendront après lui.

La méthode barbare des Spartiates plaît encore aux impuissants qui ne savent ni guérir, ni enseigner : ils étouffent celui qui paraît faible ; ils jettent le malvenu dans un trou en lui cassant les os. C’est la pratique sommaire des impuissants et des ignares. Et quel médecin, quelle femme de l’art, quel arbitre infaillible nous dira ceux que l’on peut épargner et les nouveau-nés pour lesquels il n’y a point d’espoir ? Souvent la science de ces juges s’est trouvée en défaut : tel corps qu’ils avaient déclaré inapte à la vie s’y est admirablement adapté ; telle intelligence que du haut de leur judiciaire ils avaient assimilée à celle du crétin s’est développée en force géniale et créatrice ; vieux, routiniers, misonéistes, ils s’étaient trompés du tout au tout, et c’est par révolution contre eux que le monde s’était agrandi et renouvelé. Le plus sûr est donc d’accueillir tous les hommes comme des égaux en virtualité et en dignité, d’aider les faibles en les soutenant de sa force, les malades en leur rendant la santé, les inintelligents en leur ouvrant l’esprit vers les hautes pensées, avec la préoccupation constante du mieux pour les autres et pour soi-même, car nous constituons un tout, et, de progrès en progrès aussi bien que de recul en recul, l’évolution se produit d’un bout du monde à l’autre.

Le bonheur, tel que nous le comprenons, n’est donc pas une simple jouissance personnelle. Certes, il est individuel en ce sens que « chacun est le propre artisan de son bonheur », mais il n’est vrai, profond, complet, qu’en s’étendant sur l’humanité entière, non qu’il soit possible d’éviter les chagrins, les accidents, les maladies et la mort même, mais parce que l’homme, en s’associant à l’homme pour une œuvre dont il comprend la portée et suivant une méthode dont il connaît les effets, peut avoir la certitude d’orienter vers le mieux tout ce grand corps humain dont sa propre cellule individuelle n’est qu’un infiniment petit, un milliardième de milliardième, si l’on compte les générations successives et non pas seulement le nombre actuel des habitants de la Terre énumérés par les recensements. Ce n’est pas tel ou tel stade de l’existence personnelle et collective qui constitue le bonheur, c’est la conscience de marcher vers un but déterminé, que l’on veut et que l’on crée partiellement par sa volonté. Aménager les continents, les mers et