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l’homme et la terre. — travail

l’animal pour s’en repaître ; il s’est fait chasseur, pêcheur, tueur de bêtes en obéissant aux conditions de la nature ambiante.

Cette accommodation au milieu s’est faite des manières les plus diverses, quoi qu’en disent la plupart des auteurs, qui nous donnent à cet égard un ordre de succession précis et rigoureux. Après eux, le public se laisse aller facilement à répéter comme des vérités acquises les hypothèses commodes et plausibles qui dispensent de réfléchir. En vertu de cette routine, on nous dit que l’humanité a passé successivement par des états de civilisation bien distincts, mais à rythme régulier. Les temps primitifs pour tous les hommes auraient été ceux pendant lesquels ils sustentaient leur vie par la cueillette, la chasse et la pêche. Puis serait venue là période de la vie pastorale, et l’agriculture à son tour aurait suivi les âges de l’existence nomade à la garde des troupeaux. Condorcet, énumérant les « dix périodes » qu’il distingue dans l’histoire de l’humanité, désigne expressément la « formation des peuples pasteurs » et « le passage à l’état agricole » comme les deux premières étapes du grand voyage de progrès accompli jusqu’à nous[1]. Mais l’étude détaillée de la Terre nous prouve que cette succession prétendue des états est une pure conception de l’esprit en désaccord avec les faits. La différence dans les moyens de conquérir la nourriture eut partout pour cause déterminante la différence même de l’ambiance naturelle. L’homme de la forêt giboyeuse, le riverain du fleuve et de la mer riches en poissons, l’habitant des steppes infinies parsemées de troupeaux, le montagnard enfermé dans un étroit vallon devaient avoir des genres de vie différents, de par les conditions dominatrices du milieu.

Sans mentionner les mœurs particulières provenant chez telle ou telle tribu, carnivore ou frugivore, des traditions et de l’atavisme hérités de l’animalité antérieure, on peut dire d’une manière générale que l’état, sinon universel, du moins normal, fut celui de la cueillette, comprise dans son sens le plus vaste, c’est-à-dire l’utilisation de tout ce que le chercheur famélique trouvait à sa convenance. La faim rend omnivore : l’individu perdu dans la forêt se laisse aller à prendre pour aliments toute espèce de vermine et de débris ; il mangera de l’herbe et des vers, il goûtera avec plus ou moins de répugnance aux baies,

  1. Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’Esprit humain.