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l’homme et la terre. — peuplés attardés

successifs de son existence, une aurore devançait le jour, et dans cette demi-lumière, on aperçoit quelques débris d’édifices et d’institutions, on constate l’existence de certains peuples que l’on suit vaguement dans leurs conflits et leurs exodes, on recueille aussi des traditions et des légendes, dont on cherche à interpréter le véritable sens, et tous ces restes servent à établir des récits sommaires, où les suppositions plausibles remplissent les lacunes laissées par les documents incontestés. C’est ainsi que, dans une inscription mutilée, le savant intercale les lettres manquantes. Cette histoire incomplète, primitive, est la protohistoire[1], dont les limites indécises reculeront graduellement vers les origines plus anciennes, à mesure que la science projettera dans le passé une lumière plus intense.

Préhistoire, protohistoire finissent, et l’histoire proprement dite commence à des périodes très diverses, suivant les peuples et les lieux. Grâce à la floraison hâtive de la civilisation dans les contrées de l’Ancien Monde riveraines de l’océan Indien et de la Méditerranée, les regards de la science historique y pénètrent fort avant, jusqu’à cinq, six et dix mille années antérieurement à la période actuelle, tandis qu’en d’autres pays, où les explorateurs n’ont pas découvert de monuments écrits, les récits des indigènes ne permettent pas de remonter dans l’histoire au delà de quelques générations. Ainsi le Nouveau Monde, dans son ensemble, ne nous est historiquement connu que depuis quatre siècles, et quelques lueurs seulement nous y révèlent, avant l’arrivée des Européens, la succession des événements principaux dans le passé des nations les plus civilisées.

Bien plus, on peut dire que la préhistoire se continue encore pour les populations d’une très grande partie de la Terre, qui, en dépit de leur rattachement officiel au reste du monde, n’en sont pas moins encore immergées en pleine civilisation traditionnelle et se maintiennent dans leur isolement intellectuel et moral. Même chez les nations de l’Europe occidentale, dans les cercles les plus brillamment illuminés par la splendeur de la culture moderne, les chercheurs de coutumes, de traditions, de chants populaires découvrent incessamment des survivances et des traces de l’ancienne préhistoire. C’est grâce à celle coexistence des âges successifs de l’humanité, à cette pénétration

  1. Mot créé par G. de Mortillet ? ou par Wilson (Prehistoric Annals of Scotland) ?