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l’homme et la terre. — familles, classes, peuplades

fort, plus souple, plus adroit, plus rusé que les autres et peu soucieux du respect traditionnel dû aux anciens et aux coutumes, avait grande chance de s’élever au-dessus des camarades, et d’être reconnu comme chef, non seulement pendant les expéditions de guerre, mais aussi d’une manière permanente, pendant les trêves et durant la paix. Ce fut le commencement de l’institution qui a pris sa forme définitive dans la monarchie, c’est-à-dire le gouvernement d’un seul, placé, de droit ou de fait, au-dessus des lois. Des millions de Louis XIV en germe ont précédé le « Roi-Soleil ».

Ainsi que Gumplowicz l’a fait remarquer très justement, la monarchie est aussi ancienne que l’humanité : elle est plus ancienne même, puisqu’elle existait déjà dans le monde animal[1]. Comme la plupart des institutions humaines, celle-ci était née chez nos ancêtres, les bêtes de la savane et de la forêt : mainte famille d’animaux avait son roi, comme le racontent les fables. Notamment certaines espèces de singes ont des chefs reconnus, devant à leur force physique, à la puissance de leurs bras, à la vigueur de leurs morsures le respect dont les entourent les autres singes de la peuplade. Les mêmes passions ont de part et d’autre des conséquences analogues et pendant le cours des âges les pratiques se sont toujours continuées de génération en génération et d’aïeul animal en héritiers humains, conformément au naturel atavique.

D’ailleurs les langues, interprètes de la pensée, nous montrent d’une manière évidente la genèse de la royauté. Dans presque tous les parlers humains, les titres appliqués aux chefs et aux nobles sont issus du fait de la lutte[2]. L’ « empereur » est celui qui commande la bataille ; le « dictateur » dicte des ordres à ses soldats ; le marechal, le sénéchal, le connétable sont préposés à la conduite de la cavalerie ; le « duc » ou « herzog » conduit les bandes, le « jarl » ou « earl » est l’homme fort par excellence, le preux qui frappe à mort, le « chevalier », l’ « écuyer », le « valet » se tiennent côte à côte dans le combat[3]. Cependant quelques titres expriment seulement d’une manière générale le fait simple de la domination, soit en paix, soit en guerre, telle l’appellation de « roi ». Dans les langues germaniques, les mots kning, kôonig, king attribuent même à celui qui commande une

  1. Ludwig Gumplowicz, Neue Deutsche Rundschau, vol. 1895.
  2. Brehm, Thierleben.
  3. Thomas Carlyle, Sartor Resartus.