Page:Reclus - L’Homme et la Terre, tome 1, Librairie Universelle, 1905.djvu/310

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
292
l’homme et la terre. — familles, classes, peuplades

Mais vivantes ainsi qu’elles le sont, comment ces âmes peuvent-elles se maintenir en dehors des conditions nécessaires à l’entretien de l’existence ? Là commence le miracle. On s’imaginait volontiers que les esprits errants privés de leur corps l’avaient perdu malgré eux, par l’effet de quelque ruse de sorcier, de quelque violence des génies mauvais[1]. Eh bien ! il fallait combattre résolument ces ennemis. La piété filiale et cette solidarité humaine que des pessimistes prétendent ne pas exister, quoiqu’elle rattache les vivants à ceux mêmes qui ne sont plus, exigeaient donc du primitif qu’il essayât de remettre le mort dans un milieu qui lui convînt.

D’abord on cherchait à lui donner une demeure qui parût être de son goût ; c’est à cette occasion surtout que les rites funéraires devaient varier suivant la nature des contrées et les industries locales : le milieu déterminait les mœurs. Chez telle peuplade, on enterrait le mort près de la pierre de son foyer ; ailleurs, on enfermait son âme dans une poupée de bois ou dans une effigie de cire, dans un lambeau d’étoffe que l’on suspendait dans la cabane. La branche d’un arbre sacré, un échafaudage, une proue de bateau devenaient ainsi des lieux de séjour attribués aux morts. De même, la flamme sainte devait, chez nombre de peuplades, détruire le corps et s’unir intimement au souffle de l’homme, son âme véritable. Les plus braves donnaient à leurs trépassés la plus digne des sépultures, leur propre corps. Les Batta de Sumatra, les Tchuktchi de la Sibérie et d’autres mangeaient leurs vieillards.

Une manière plus raffinée de s’incorporer l’âme des morts est de boire les liquides qui s’écoulent du cadavre décomposé : c’est ainsi que dans mainte terre de l’Insulinde devaient procéder les épouses pour rester fidèles à leurs époux ; elles absorbaient en détail le corps du maître jusqu’à ce qu’il n’en restât dans la cabane qu’une momie desséchée. Les Alivuru (Alfuru) des îles Aroe, à l’ouest de la Papuasie, mêlent à leurs gâteaux de sagou les fragments du corps de leurs parents et se les assimilent ainsi dans l’espace de quelques semaines ; aux banquets funèbres, ils font circuler une coupe d’honneur où l’arrak se mêle au jus de cadavre : tous en boivent une gorgée pour communier avec le mort[2].

  1. Elie Reclus, La Mort, Société nouvelle, 1895.
  2. A. Bastian, Rechtsverhältnisse der Völker ; — Elie Reclus, Revue internationale des Sciences, n° 12, 1881.