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l’homme et la terre. — rome

s’accomplissait en raison de l’immense étendue de l’empire : les corps d’armée devaient s’établir à demeure, dans le voisinage des frontières menacées ; ils occupaient des camps fortifiés à côté desquels se fondaient des villes de tavernes et de boutiques, dépendant absolument de la légion voisine et en prenant même souvent le nom. Par la force graduelle des choses, ces villes devenaient peu à peu des cités militaires d’où partait toute l’initiative politique de la province, toujours exclusivement soumise aux intérêts de l’armée locale. La même raison qui avait obligé des empereurs à établir les troupes sur les frontières les forçait également à recruter leurs soldats par voie d’engagements volontaires, et tous les enrôlés, dont la guerre était le métier et qui n’avaient d’autre avenir que dans la profession des armes, dressaient leur descendance au même genre de vie. Se mariant dans le pays, parlant la langue des indigènes, ils finissaient par constituer des bandes armées fort différentes des anciennes légions romaines ; à demi barbares, ils préparaient inconsciemment la future invasion barbare. La cause publique leur devenait indifférente, ils ne voyaient d’autre gloire que celle du corps auquel ils appartenaient et c’est dans son unique intérêt que se faisaient les révolutions militaires. « Il y a même lieu de s’étonner, dit Gaston Boissier, que l’armée ait en somme usé si modérément de sa puissance »[1]. La grande ombre de Rome planait quand même au-dessus des soldats.

Même sous le règne d’Auguste, alors que commençait la longue « paix romaine », un désastre prophétique vint annoncer quelles seraient un jour les destinées de l’empire. Des légions aventurées a une grande distance au delà du Rhin, en des régions forestières habitées par les Chérusques, y furent enveloppées et massacrées jusqu’au dernier homme. Le grave avertissement fut compris : satisfait du lot qui lui était échu, Auguste ne cherchait point à l’agrandir par l’acquisition des espaces hyperboréens qui, aux yeux des Romains policés, n’étaient pas même considérés comme appartenant au monde proprement dit. Joueur favorisé par le sort, il ne voulait point se lancer de nouveau dans les hasards, comme au temps de sa jeunesse, et risquer l’immensité de la fortune acquise. Mais s’il pouvait retarder le destin, il lui était impossible de le conjurer. Le silence des

  1. Revue des Cours et Conférences, 17 mars 1898.