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1898, Peyrelebade, Août. — Nous voici sous le ciel clair du Midi, au même lieu qu’autrefois, traités avec beaucoup d’égards et d’attentions par des hôtes partis à Vichy, nous abandonnant la maison abandonnée. C’est pour moi comme un rêve où se bousculent toutes mes idées sur la possession, et où je ressens les impressions les plus diverses. Je ne saurais vous les dissimuler à ce début en souvenir de l’attention que vous avez bien voulu prendre à ma défaite, et la considérant comme un bien pour moi.

A dire vrai, ce grand marché, où ne se vendait guère plus qu’une empreinte de souvenirs, n’était aussi que la mise d’un peu d’encre sur des paperasses. Ce qui en résulte, toutefois, est l’immense et inimaginable allégement de pensée que j’éprouve et qui me dit combien était grosse la part de raison que je dépensais ici, si inutilement. Il est impossible que cela n’ait pas sa répercussion, désormais, sur l’art que je fais, et que vous aimez, dont j’ai le souci impersonnel, croyez-le bien.

On a dit que ce qui procure le plus de bonheur à l’homme est la vue des choses qui ne lui appartiennent pas, comme la mer, la montagne ou un bel acte d’héroïsme. C’est évident ; mais le bonheur et la production d’art ne viennent pas du même alambic et je persiste à croire, plus que jamais, que l’écrivain qui fait un livre dans une chambre d’hôtel n’est qu’un dilettante, et que l’artiste qui produit vrai, humainement vrai, a besoin, tout comme les autres hommes, d’exercer sa passion sur des choses, fût-ce celles de sa possession. Il participe des choses qu’il s’approprie et il n’est pas dans l’abstraction tant qu’on pourrait le croire.

Je me sens déraciné tout à fait.



1900. — La musique est le ferment d’une sensibilité spéciale