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humaine et sublime vision, n’eût rien gagné à multiplier et accumuler les sensations reçues loin des modèles constants qu’il avait sous les yeux. Il eût perdu dans la diversité, ce qu’il gardait en lui d’unique et de profond au refuge solitaire de ses songes et de sa pensée. Et voyez aussi comme à la fin de sa vie, autant qu’en ses années mondaines et glorieuses avec Saskia, il donne plein essor au jeu de sa meilleure fibre, à la pitié. C’est alors, sans aucun doute, qu’il fréquente des gens qui ne sont pas du monde, mais de la rue, de l’humble faubourg des pauvres où il est, où il vit, où grouillent et palpitent et s’exaspèrent les profondes énergies de l’âme et de l’instinct.

Outre les dispositions reçues sous l’influence du monde et du lieu qui l’entourent, l’artiste cède aussi, dans une certaine mesure, aux exigeants pouvoirs de la matière qu’il emploie : crayon, charbon, pastel, pâte huileuse, noirs d’estampe, marbre, bronze, terre ou bois, tous ces produits sont des agents qui l’accompagnent, collaborent avec lui, et disent aussi quelque chose dans la fiction qu’il va fournir. La matière révèle des secrets, elle a son génie ; c’est par elle que l’oracle parlera. Quand le peintre donne de son rêve, n’oubliez pas l’action de ces linéaments secrets qui le lient et le tiennent au sol, avec l’esprit lucide et bien éveillé, tout au contraire.

Le crayon gras du lithographe opère indirectement : il est l’intermédiaire qui transmet et multiplie l’ouvrage ; et la sensibilité de l’artiste devra compter aussi (hélas) avec la promiscuité obligée de l’imprimeur. On lui confie le fruit précieux de son esprit, il le faut bien ; mais rien de bon, rien de complet ne sera possible sans la collaboration attentive de cet acolyte, simple opérateur, dont la participation est précieuse quand elle est intuitive, néfaste et déplorable quand elle ne pressent ou ne devine rien. On fait avec lui une union temporaire mal assortie, où il faut par raison s’entendre, s’accorder. Mais on ne fait pas une œuvre d’art à deux. Il faut qu’il y en ait un qui se ploie.