Page:Redon - À soi-même, 1922.djvu/66

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vous est propre et qui nous révèle nous-même, tels ceux des grands prosateurs.

Mes plus pures amitiés sont parmi vous, pauvres enfants, qui vivez dans la rue, qui succombez dans les champs, sous les rayons du soleil qui brûle, ou sous la dureté de l’hiver glacial. Je quitterai la vie, content d’avoir compris vos doux sourires et le charme infini de vous aimer. Aimez-moi comme je vous aime. Jamais un seul instant, — je le dis du profond de mon âme — jamais je n’ai commis la moindre faute envers vous. Je suis prêt à donner pour vous le plus pur de mes forces, pour vous aider et partager l’âpreté de vos travaux.

Voir mourir une à une ses plus pures dispositions natives, voir tomber sans retour, comme de l’arbre qu’on émonde, les rameaux verts qu’il ne peut supporter, n’est-ce pas là, peut-être, une loi nécessaire qui nous amoindrit pour nous assurer la vie. Le temps nous porte vite ; les jours d’un homme à peine suffisent-ils pour mener à ses fins une seule de ses facultés ! Qui pourra voir jamais dans ce monde infini d’amour et de révélations actives qui soulevaient le cœur des dieux de l’art, qui connaît leurs prémices, avant que leurs généreuses mains aient formé les trésors qu’ils nous ont laissés ! O jeunesse, ardeur divine ! que de choses tombent de toi dans ce néant obscur et incompréhensible, et que d’efforts, que de labeur, plus tard, pour tenir vierge encore, et fécond, un seul des dons que tu nous a laissés !

Il ne faut point sourire ; la colère seule est prise au sérieux. Celui qui sans regret supporte la blessure est incompris et méconnu. Il faut frapper, il faut battre. Usurpe dans le contentement, hors de ça, c’est folie. Rends donc les coups que je te porte ou tu n’es point des nôtres. La force tue. Notre amour est pour elle ; et si tu cherches plus haut je ne sais quelle aventure de bonheur et de rêverie, à quoi bon notre appui ? Ainsi parlent les gens du monde, ennemis du solitaire.

L’abominable situation dans laquelle un esprit droit se trouve