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avait toute sa connaissance encore, avec toute son intelligence occupée de sa mort. Il n’était pas très triste de quitter la vie ; on le voyait à son ironie. Nous causâmes doucement cette nuit-là, une nuit de chambre d’hôtel navrante d’abandon et de détresse. Les bruits du boulevard montaient et nous envoyaient des chants d’étudiants en goguette, et cela le tirait de son repos, et il me disait en souriant : « Je ne les envie pas… »

Toute cette nuit-là, il me parut inquiet du mobile de ma présence auprès de lui ; quoiqu’il fût tendre, il ne voulut croire qu’à ma curiosité ! « Tu viens me voir mourir, me dit-il quand il me vit paraître, cela n’est guère intéressant. Tu vois, j’ai toute ma conscience analytique (ce sont ses propres termes) et je suis la marche de la décomposition ; j’en ai pour six heures encore, car les molécules inconscientes de mon être sont en travail. Ce hoquet, que tu entends, c’est malgré moi ; je ne souffre pas, grâce à des injections de morphine qu’on m’a faites, c’est comme un sommeil. Je meurs usé, peut-être d’une erreur, peut-être d’une impossibilité sociale. »

Il ne pouvait permettre qu’on fît semblant de méconnaître son état et la gravité de l’heure ! Tant de connaissance et de clairvoyance à un pareil moment est effroyable. Quelle est la grâce qui nous secourt pour le passer avec un tel courage ?

À qui le tour maintenant ? La mort habite en mon esprit parce que je l’ai vue. Ce sera comme le voudra le destin. Et tout cela n’est pas gai.



1887, 6 Mai. — C’était en mai. Après des jours d’appréhension infinie d’inquiétude et de trouble incessant, car je n’avais jamais vu naître autour de moi (ni frère ou sœur, célibataires, ne m’avaient révélé l’adorable prodige de la nativité), novice enfin dans cette