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Pour exécuter, il laisse le crayon, emploie le fusain, charge le trait d’un rehaut de pastel pour accentuer la ligne sur la toile, pour la rendre sensible à ses misérables yeux » (Daniel Halévy). Ses traits gros indiquent l’essentiel. Sa peinture devient l’antithèse de ce qu’étaient celle d’Ingres et la sienne propre. Il reproduit des attitudes rares, des mouvements de grande amplitude, les marque à grands traits, synthétise, voit l’ensemble, le reproduit exact. Son coloris ne recule devant aucune des brutalités du plein air et des feux aveuglants de la rampe.

À partir de 1880, il abandonne le portrait. Il s’adonne davantage à la sculpture. Depuis 1886, il délaisse les expositions.

Son caractère change. Lui qui sortait souvent, fréquentait des amis, devient taciturne, inabordable, vit en solitaire. Il méprise les honneurs, a horreur de la publicité.

On pourrait multiplier les exemples.

Il faudrait étudier parmi les peintres :

Corot qui fut très myope.

Parmi les littérateurs :

Chamfleury, un des réalistes, qui fut aussi très myope.

Huysmans qui fut atteint de choroïdite spécifique et devint mystique.

Sargey qui fut extrêmement myope et eût un œil perdu dès sa jeunesse par décollement rétinien etc, etc.

Mais il faut surtout comparer au peintre Degas un musicien, Beethoven (1770-1827). À 26 ans, il ressent ses premiers bourdonnements d’oreille ; à 28 ans débute sa surdité. En 1800, il écrit à son ami Wegeler :

« Ton Beethoven vit très malheureux. Sache que la plus noble partie, de moi-même, mon ouïe, a beaucoup perdu. Pour te donner une idée de cette étrange surdité, je te dirai qu’au théâtre je dois me pencher tout contre l’orchestre pour comprendre l’acteur. Les sons élevés des instruments, des voix, si je suis un peu loin, je ne les entends pas. Parfois aussi j’entends à peine si l’on parle doucement, et encore rien que les sons pas les mots. Pourtant, sitôt que quelqu’un crie, cela m’est insupportable. J’ai souvent maudit mon existence et le créateur. Plutarque m’a conduit à la résignation. Je veux, si je ne puis faire autrement, braver mon destin, bien qu’il doive y avoir des moments de ma vie où je serai la créature la plus malheureuse de Dieu. »

Il dut se replier sur lui-même, vivre isolé, car son mal empira.

En 1814, il conduisit l’orchestre sans en entendre une note. Depuis 1819, on ne s’entretenait plus avec lui qu’à l’aide de ces « cahiers de conversation » dont Schindler fut le dépositaire. Il mourut le 26 mars 1827, sans avoir jamais plus entendu le son d’une voix humaine, ni celui d’un instrument de musique.

La surdité explique son caractère mélancolique et sa vie isolée : il se plaint en 1816 de n’avoir point d’amis, d’être seul au monde. Elle explique sa chasteté en dépit de ses nombreux amours, tous sans conclusion. Elle explique son alcoolisme, dérivatif à sa tristesse. On reconnut à son autopsie une cirrhose atrophique et une otite interne.