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La surdité a collaboré à son génie[1].

Jusqu’à l’âge de 28 ans, époque à laquelle débute sa surdité, il s’inspire de Haydn et de Mozard. Ce n’est qu’en 1801, alors que sa surdité est complète pour les sons aigus et presque complète pour les autres sons, qu’il devient lui-même (Marage).

À mesure que sa surdité augmente, ses œuvres gagnent en beauté et en originalité. Quand il n’entend plus rien, il écrit sa 9e symphonie[2].

C’est qu’il avait une grande mémoire auditive « entendant, disait-il, ses idées dans un instrument, jamais dans les voix ». Son cerveau utilisa les images sonores qu’il avait emmagasinées quand il entendait.

Elles se réveillaient sous l’influence de l’hyperacousie produite par la labyrinthite. Car ce genre de malade entend ainsi des sons très variés, jusqu’à des chants d’oiseaux.

Se repliant sur lui-même dans son isolement, Beethoven conçut un mode nouveau d’expression qu’il rendit parfait parce qu’il ne se contentait pas du produit de son inspiration, mais travaillait ensuite avec acharnement pour le corriger. Mode de faire qu’il n’aurait pas sans doute adopté s’il avait entendu.

On comprend un génie artiste avec des sens devenus défectueux, mais non avec des sens qui l’auraient toujours été.

Un enfant qui a mauvaise vue ou mauvaises oreilles ne deviendra jamais grand peintre ou grand musicien.

Mais, parfois, les sens donnent trop d’images au cerveau, qui en est encombré ; abus de richesses nuit.

Ce que nous avons dit du musicien Beethoven et du peintre Degas, s’observe aussi chez le poète devenu aveugle. Il se replie sur lui-même, concentre son énergie nerveuse, désormais inemployée, sur les images emmagasinées en sa mémoire, et se surpasse. La légende a représenté avec raison Homère aveugle, et nous savons que Milton devenu aveugle a dicté le Paradis perdu à ses filles. Ainsi, quand il veut que ses serins captifs chantent mieux, l’oiseleur cruel leur brûle les yeux.


III.

La cécité lente et progressive chez les naturalistes :
François Hubert, Ch. Bonnet, Lamarck, Delage.


Ce que nous avons dit des génies artistes s’applique aux génies scientifiques.

  1. Marage Comptes-rendus Acad. Sciences, t. 186. p. 266. 21 janvier 1908.
  2. Voir R. Quenouille. Le déséquilibre mental de Beethoven, th. doct. Paris, 1925. — B. Locard. La surdité de Beethoven. L’Avenir médical, Lyon, 1927, p. 134.