Page:Reid - Aventures de terre et de mer, Hetzel, 1891.djvu/625

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J’avais maintenant assez d’argent pour ce que j’en voulais faire. Avisant une boutique de comestibles, j’y achetai pour six pence de biscuits et autant de fromage ; je bourrai mes poches de mon emplette et je retournai m’asseoir sur ma caisse, au milieu des monceaux de colis. J’avais faim, l’heure du dîner était passée depuis longtemps ; aussi j’attaquai le fromage et les biscuits de manière à alléger considérablement mes poches.

Vers la fin du jour, je pensai que je ne ferais pas mal d’aller en reconnaissance le long du navire, afin de m’assurer de l’endroit le plus commode pour opérer mon escalade quand l’heure serait venue.

Sans perdre un instant, je sortis de ma cachette et je commençai à flâner en affectant un air d’indifférence pour tout ce qui se passait autour de moi. Arrivé vis-à-vis de la proue du navire, je m’arrêtai. Le pont était presque au niveau du quai, parce que le chargement touchait à sa fin. Malgré la hauteur des plats-bords, je vis qu’il me serait facile de les escalader du quai et de redescendre de l’autre côté par les haubans d’artimon. Je décidai à l’instant que je procéderais de cette façon. Les plus grandes précautions seraient naturellement nécessaires, car, si l’obscurité n’était pas assez profonde et que l’homme de quart vînt à me découvrir, c’en était fait de moi ; je serais pris pour un voleur et châtié comme tel. Mais qu’importait ! J’étais résolu à tout risquer.

La plus grande tranquillité régnait à bord ; on n’y entendait pas le moindre bruit. Je vis encore sur le quai une partie du chargement ; mais le pont était abandonné. Les matelots ne travaillaient plus. Où pouvaient-ils être ?

Je m’avançai tout doucement jusqu’au pied de la planche qui conduisait au navire.

Je prêtai l’oreille et j’entendis un murmure confus dans la direction du gaillard d’avant ; je reconnus qu’il était produit par les voix des matelots conversant entre eux. C’est alors que je vis un homme traverser le passavant ; il portait un immense vase fumant rempli de café ou d’un aliment chaud quelconque. C’était le cuisinier qui allait servir la soupe de l’équipage ; je compris pourquoi le pont était désert.

En partie par curiosité, en partie poussé par une idée nouvelle qui venait de me traverser l’esprit, je franchis la planche et me glissai furtivement à bord. J’entrevis un instant les matelots à l’avant du navire, les uns assis sur le cabestan, les autres accroupis sur le pont même, le couteau à la main et la gamelle d’étain sur les genoux. Tous les yeux étaient fixés sur le cuisinier et sur sa cantine fumante ; personne ne regardait de mon côté.

« Maintenant ou jamais ! » me dis-je à moi-même ; et, tout à l’impulsion du moment, je gagnai en rampant le pied du grand mât.

J’étais maintenant au bord de l’écoutille par laquelle je me proposais de passer. Il ne s’y trouvait point d’échelle ; mais la corde qui avait servi à descendre les marchandises pendait du palan au fond de la cale. Je m’assurai qu’elle était solidement attachée, puis, la saisissant des deux mains avec force, je me laissai glisser aussi doucement que possible.

Je faillis bien me casser le cou, car je lâchai prise avant d’arriver en bas et je fis une chute assez forte. Je me relevai néanmoins aussitôt ; puis grimpant sur des ballots qui n’étaient pas encore arrimés, j’allai me blottir sans bruit derrière une énorme futaille.

J’y étais installé depuis cinq minutes environ, quand je tombai dans un sommeil si profond qu’il aurait fallu, je crois, toutes les cloches de Cantorbéry pour me réveiller. C’est que j’avais passé une nuit blanche et que la précédente n’avait guère été meilleure. Bref, je dormis comme un sabot, d’un sommeil interminable, malgré le bruit infernal qui se produisit autour de moi, dès que les hommes se remirent à l’ouvrage.

À mon réveil, sentant que je sortais d’un long-sommeil, j’aurais cru le soleil levé sans l’obscurité complète qui m’entourait. En effet, quand j’étais venu me tapir derrière mon tonneau, j’avais remarqué que la lumière pénétrait par l’écoutille jusqu’au fond de la cale. Maintenant je ne distinguais absolument rien autour de moi ; il faisait donc encore nuit, mais quelle heure était-il ? Je supposais tous les matelots profondément endormis dans leurs hamacs ; mais bientôt des bruits sourds et lointains vinrent frapper mon oreille ; ils étaient évidemment produits par le heurt et la chute de corps pesants que les hommes déplaçaient sur le pont. J’écoutai ; j’entendis un bourdonnement confus de voix, et par moments je réussis à saisir les mots : « Enlève ! tiens bon là ! » Comment, pensai-je, ils procèdent au chargement pendant la nuit ! Je n’en fus pas très surpris, après tout ; ils voulaient sans