Page:René Benjamin - Chronique d’un temps troublé, 1938.djvu/65

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effet un petit homme follet, falot, qui a une tête de clown. Il m’a dit quand je l’ai retrouvé, sur un ton mi-flatteur, mi-goguenard :

— Il paraît que vous êtes artiste ?

— Moi ? ai-je fait surpris. Qui vous a dit cela ?

— Votre sœur.

Je n’ai rien répondu. Il a ajouté :

— Je ne vous en fais pas grief !

Puis, content de lui :

— Vous allez voir en trois heures la fabrication complète de cette merveille qu’est une auto. À travers trois usines, qui sont des chefs-d’œuvre d’organisation, vous irez de la matière brute et inorganisée à la rangée de voitures terminées, accomplies !

En l’écoutant, je pensais que rien ne peut m’éprouver davantage que de voir des usines ; mais j’y tenais. Ce n’est pas la première fois que j’en visite, pour mon malheur. Je n’en supporte ni la vue, ni l’odeur, ni le bruit surtout, affreux comme à la guerre… Une usine, c’est du fer : rien ne m’offense autant que le froid et la dureté du fer. Les machines trempent dans l’huile chaude : cette senteur fade soulève le cœur. Enfin, cette frappe continue, ces marteaux-pilons, qui produisent un vacarme où l’homme n’est qu’une victime ! Il n’y a pas que l’oreille de meurtrie : le cœur et l’esprit chavirent sous