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Et quittant vivement son fauteuil, elle vint jeter les yeux, sur l’ébauche pour partager aussitôt l’admiration de son mari.

Il y avait là, au fusain, une de ces esquisses comme, seuls, en savent faire les maîtres.

Armand l’avait exécutée tout en écoutant son ancienne maîtresse et s’exaltant, pour ainsi dire, à son récit.

L’arrivée de M. de Ferney mit tout naturellement fin à la séance, et M. de Serville quitta, quelques instants plus tard, l’hôtel de Rifay, après avoir pris rendez-vous pour le vendredi suivant.

Mais le surlendemain, lorsqu’il arriva dans la galerie où la jeune femme l’attendait, les deux enfants s’y trouvaient également avec miss Brown, et malgré ses regards suppliants, leur mère ne les renvoya pas.

Cette séance d’une heure, pendant laquelle il ne put avoir avec son modèle qu’une conversation insignifiante, fut pour le peintre un long supplice. Ainsi que la première fois, M. de Ferney revint avant son départ, et il ne put échanger ce jour-là un seul mot avec celle qui semblait le torturer comme à plaisir.

On conçoit aisément, en effet, qu’après les explications de Jeanne, Armand voulait lui répondre.

Ce qui se passait dans son esprit était un combat douloureux entre son amour et sa raison.

Comme tous les hommes qui aiment avec passion, il voulait croire, mais son âme honnête se révoltait et sa probité lui disait qu’il faisait mal.

Malheureusement, nul sentiment n’accepte plus volontiers que l’amour les accommodements avec la conscience.

Si M. de Serville avait retrouvé libre sa maîtresse d’autrefois, il ne se serait souvenu que du serment fait à la mémoire de sa mère et, dans la crainte de ne pas la respecter, il se serait éloigné de nouveau. Mais elle était mariée, il ne pouvait donc lui donner son nom, ce qu’il avait juré de ne jamais faire ; et, sans s’avouer qu’il projetait une action plus blâmable, plus lâche encore, il ne se rappelait qu’une chose : cette femme avait eu les premiers battements de son cœur ; il n’était dominé que par une seule sensation : il l’aimait autant et plus que jadis.

Le malheureux ne réfléchissait pas que si Jeanne revenait à lui, elle serait la plus méprisable des créatures ; qu’en trompant son mari, elle serait plus infâme encore qu’elle ne l’avait été en abandonnant Justin, en admettant même que le récit de ce dernier fût vrai, car cet homme avait voulu la perdre et se venger, tandis que M. de Ferney, en lui donnant son nom, l’avait élevée jusqu’à lui.

Armand ne se disait rien de semblable ; il aimait, et son amour croissait en raison directe des résistances de celle qui en était l’objet.

Ne pouvant lui parler, il résolut de lui écrire, et lorsqu’il revint à l’hôtel de Rifay pour la troisième fois, il glissa à Mme de Ferney, qui s’y attendait d’ailleurs, une lettre qu’elle cacha dans son corsage.