Page:René de Pont-Jest - Sang-Maudit.djvu/257

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produire cet acte au moment où cela deviendrait nécessaire, c’est-à-dire à l’époque de la majorité de Raoul, lorsque le moment serait venu de faire la part de chacun des héritiers du malheureux magistrat.

Puis, comme cette petite fille, qu’elle avait nommée Gabrielle, l’aurait embarrassée dans la vie nomade qu’elle était décidée à mener, elle la mit en nourrice aux environs de Bruxelles, chez de braves gens auxquels elle la recommanda avec toute la sollicitude de la meilleure des mères.

Et d’ailleurs, nous devons le dire, soit en raison de l’isolement auquel elle était condamnée, soit en raison de ce que représentait cette enfant, soit enfin parce que Dieu ne voulait pas que le cœur de cette femme fût fermé à tout bon sentiment, afin que, plus tard, elle pût au moins connaître la douleur, et d’ailleurs, disons-nous, Jeanne n’était pas indifférente aux sourires naissants de sa fille.

Lorsqu’elle s’en sépara, en la laissant dans les bras de cette femme qui allait en prendre soin, elle éprouva une sorte d’émotion dont elle hésita à se rendre compte, tant cette émotion lui parut étrange et inconnue.

Mais c’était là, dans l’âme de la fille Méral, un bégaiement trop incertain pour qu’elle le pût comprendre. Elle n’en fut qu’étonnée et n’en partit pas moins pour l’Italie, qu’elle désirait visiter depuis longtemps.

Nous ne suivrons pas Jeanne dans ses stations à Florence, à Rome, à Naples à Venise, où elle passa plus de trois ans, semant sur sa route des passions folles, des ruines et des désespoirs ; nous la retrouverons, six ans après son départ de Paris, à Saint-Pétersbourg, maîtresse de l’un des plus grands soigneurs de la cour de Russie, le comte Pierre Iwacheff.

Le gentilhomme russe, qui ne savait du passé de la jeune femme qu’une seule chose, c’est qu’elle était veuve d’un magistrat français fort honorable, en était follement épris, et il vivait avec elle, presque publiquement, depuis trois ans, lorsqu’il perdit son père.

Certaine de sa toute-puissance sur son amant, Jeanne se hâta de profiter de cet événement pour lui rappeler sa promesse de lui donner son nom dès qu’il serait libre, et le comte, trois mois plus tard, épousait secrètement celle dont il croyait ne pouvoir assez payer l’affection.

En échange de son nom, le comte ne demanda à sa femme qu’un sacrifice : celui de ne rendre public son mariage que lorsqu’une année se serait écoulée.

L’ex-madame de Ferney qui avait atteint son but en reprenant dans le monde la place que voulait son orgueil, accepta cette condition, et comme elle n’avait pas caché à son mari qu’elle avait une fille de son premier mari, elle fit venir Gabrielle à Saint-Pétersbourg.

Installée dans un délicieux hôtel du canal de la Fontanka, la comtesse Iwacheff semblait avoir oublié le passé, entre son époux qui l’adorait toujours et son enfant, la plus ravissante fillette qui se pût voir.

On eût dit qu’elle ne se souvenait plus d’Armand de Serville ni de Justin Delon ; on eût juré enfin qu’elle avait abandonné toutes ses idées de vengeance et qu’elle était