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V

Trio de bandits.



Il y a près de vingt-cinq ans, à l’époque où se passe ce récit, le bal légendaire de la Reine Blanche, situé boulevard de Clichy et qui depuis s’est transformé, était à l’apogée de sa réputation.

Bien que sa clientèle appartînt surtout au monde interlope, des gens bien élevés et des artistes célèbres s’y hasardaient parfois, attirés là par cette curiosité malsaine à laquelle la population parisienne doit certainement la plus grande partie de ses vices.

Toutefois, le plus souvent, on ne rencontrait dans ce bal de troisième ordre que des employés trop ardents au plaisir, se mêlant un peu inconsciemment aux filles en rupture de police et aux amants de ces beautés à bas prix.

Le soir où nous introduisons nos lecteurs à la Reine Blanche, l’impasse qui conduit à l’entrée du bal était illuminée et la salle était comble.

De nombreux groupes débraillés s’y livraient à ces bonds désordonnés que les Anglais appellent naïvement notre danse nationale ; les tables garnissant l’étroit promenoir qui courait autour de la salle étaient toutes occupées, et, quoique la soirée commençât à peine, la fumée des pipes obscurcissait la vue, de même que la vapeur des grogs et du vin chaud prenait les moins délicats à la gorge.

À l’une de ces tables se trouvaient réunis trois consommateurs qui, bien que tout à fait dans leur milieu, cela se devinait autant à leur physionomie qu’à leur altitude, n’avaient pas l’air cependant d’être des habitués de la Reine Blanche, car ils restaient isolés dans cette foule où tous à peu près se connaissaient.

Deux de ces étrangers auraient aisément passé inaperçus. Rien dans leur tournure n’éveillait l’attention.

L’un semblait un ouvrier endimanché, l’autre un déclassé. Cela se voyait plutôt à l’expression générale de ses traits qu’à son costume. Il était convenablement mis et bien certainement d’une condition sociale supérieure à celle de ses compagnons.

Le premier était Manouret. Il s’était hâté d’accourir à l’appel de son ami. Le second était Justin.

Mais il en était autrement du troisième, dont l’aspect pouvait provoquer le rire aussi bien que l’effroi.

D’abord il était à ce point bossu que sa tête, à la chevelure hirsute et d’un rouge fauve, disparaissait complètement entre ses épaules larges, osseuses, auxquelles étaient attachés des bras d’une longueur démesurée.