Page:René de Pont-Jest - Sang-Maudit.djvu/430

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qu’il était que Clara, en poussant son neveu dans le parti démagogique, le poussait à sa perte.

Or, ce jour même, dans la matinée, elle avait surpris son amant avec l’abbé. Cela avait été une raison de plus pour elle de le forcer à la suivre le soir même à cette réunion des Folies-Belleville, où nous les avons rencontrés, et de le mettre de moitié dans son succès populaire.

Le malheureux ne s’était fait pardonner sa faute du matin qu’en criant à tue-tête : « Vive la Sociale ! » et, comme nous l’avons vu, Clara la Rouge, fière de sa victoire, l’avait alors entraîné, ainsi qu’une panthère entraîne sa proie, dans le haut du faubourg, afin de gagner la rue Haxo, où ils demeuraient.

Pendant que Charles et sa maîtresse remontaient ainsi la rue de Paris, le groupe dont Harris et Justin faisaient partie la descendait au contraire, en traversant les groupes tumultueux qui se précipitaient dans les cafés et chez les marchands de vin, pour y finir dignement une soirée si bien commencée.

Arrivé à l’angle du boulevard, le docteur se sépara un instant de ses compagnons pour ordonner à son cocher de rentrer dans Paris, puis il vint les retrouver et ils s’acheminèrent à pied du côté de la Bastille, escortés par des gardes nationaux et des ouvriers qui hurlaient la Marseillaise, en renversant les kiosques, en insultant les passants, en brisant les vitres des maisons paisibles et en prenant d’assaut les mauvais lieux, au cri de : « Vive la liberté ! »

Ils gagnèrent enfin, après avoir dépassé le boulevard de la Villette, un quartier plus calme. Ils purent alors presser le pas et s’entendre un peu.

Tout en marchant, Harris discutait avec les uns et les autres, mais Justin, sombre et pensif, ne se mêlait pas à la conversation.

Si la nuit n’avait pas été aussi obscure, et surtout s’il n’avait pas été aussi complètement absorbé par son entourage, l’Américain aurait pu remarquer l’air soucieux de son ami, ainsi que le sourire de mépris avec lequel il accueillait les théories politiques et sociales de ces révolutionnaires au milieu desquels on l’avait amené.

C’est que Justin Delon, revenu à Paris après le siège, n’en avait subi ni les maux physiques ni les angoisses, et qu’il n’était pas, comme la plupart de ceux au milieu desquels il se trouvait, entraîné par cette fièvre terrible qui, pendant deux mois, rendit fous les plus sages et explique bien des excès, si elle ne les excuse pas.

Des épreuves qu’il avait traversées, il n’était sorti que plus haineux contre la société tout entière.

La condamnation injuste qui l’avait frappé dans sa jeunesse avait fait de lui un irréconciliable.

Dans l’espoir de se venger, il s’était, pour ainsi dire, vendu à l’étranger en devenant l’agent secret de l’Internationale.

Tous les moyens lui semblaient bons pour atteindre son but.

Or, il croyait ne jamais y parvenir en voyant ce peuple ardent et affolé s’engager, sans programme et sans chefs capables, dans une lutte qui devait fatalement se terminer par sa défaite.