Page:Renan - L’Avenir de la science, pensées de 1848.djvu/247

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jour-là, j’éprouvai le sentiment de l’immensité de l’oubli et du vaste silence où s’engloutit la vie humaine avec un effroi que je ressens encore, et qui est resté un des éléments de ma vie morale. Parmi tous ces simples qui sont là, à l’ombre de ces vieux arbres, pas un, pas un seul ne vivra dans l’avenir. Pas un seul n’a inséré son action dans le grand mouvement des choses ; pas un seul ne comptera dans la statistique définitive de ceux qui ont poussé à l’éternelle roue. Je servais alors le Dieu de mon enfance, et un regard élevé vers la croix de pierre, sur les marches de laquelle nous étions assis, et sur le tabernacle, qu’on voyait à travers les vitraux de l’église, m’expliquait tout cela. Et puis, on voyait à peu de distance la mer, les rochers, les vagues blanchissantes, on respirait ce vent céleste qui, pénétrant jusqu’au fond du cerveau, y éveille je ne sais quelle vague sensation de largeur et de liberté. Et puis ma mère était à mes côtés ; il me semblait que la plus humble vie pouvait refléter le ciel grâce au pur amour et aux affections individuelles. J’estimais heureux ceux qui reposaient en ce lieu. Depuis j’ai transporté ma tente, et je m’explique autrement cette grande nuit. Ils ne sont pas morts ces obscurs enfants du hameau ; car la Bretagne vit encore, et ils ont contribué à faire la Bretagne ; ils n’ont pas eu de rôle dans le grand drame, mais ils ont fait partie de ce vaste chœur, sans lequel le drame serait froid et dépourvu d’acteurs sympathiques. Et quand la Bretagne ne sera plus, la France sera ; et quand la France ne sera plus, l’humanité sera encore, et éternellement l’on dira : Autrefois, il y eut un noble pays, sympathique à toutes les belles choses, dont la destinée fut de souffrir pour l’humanité et de combattre pour elle. Ce jour-là le plus humble paysan qui n’a eu que deux pas à faire de sa cabane au