Page:Renan - L’Avenir de la science, pensées de 1848.djvu/424

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purement animale, quelque insignifiante qu’elle soit, les absorbe et les abâtardit encore davantage. Mais, s’ils avaient la tête pleine de littérature, d’histoire, de philosophie, d’humanisme, en un mot, s’ils pouvaient, en travaillant, causer entre eux des choses supérieures, quelle différence Plusieurs hommes dévoués aux travaux de l’esprit s’imposent journellement un nombre d’heures d’exercices hygiéniques, quelquefois assez peu différents de ceux que les ouvriers accomplissent par besoin, ce qui, apparemment, ne les abrutit pas (166). Dans cet état que je rêve, le métier manuel serait la récréation du travail de l’esprit. Que si l’on m’objecte qu’il n’est aucun métier auquel on puisse suffire avec quatre ou cinq heures d’occupation par jour, je répondrai que, dans une société savamment organisée, où les pertes de temps inutiles et les superfluités improductives seraient éliminées, où tout le monde travaillerait efficacement, et surtout où les machines seraient employées non pour se passer de l’ouvrier, mais pour soulager ses bras et abréger ses heures de travail ; dans une telle société, dis-je, je suis persuadé (bien que je ne sois nullement compétent en ces matières), qu’un très petit nombre d’heures de travail suffiraient pour le bien de la société, et pour les besoins de l’individu ; le reste serait a l’esprit. « Si chaque instrument, dit Aristote, pouvait, sur un ordre reçu ou même deviné, travailler de lui-même, comme les statues de Dédale ou les trépieds de Vulcain, qui se rendaient seuls, dit le poète, aux réunions des dieux, si les navettes tissaient toutes seules, si l’archet jouait tout seul de la cithare, les entrepreneurs se passeraient d’ouvriers et les maîtres d’esclaves (167). »

Cette simultanéité de deux vies, n’ayant rien de commun l’une avec l’autre, à cause de l’infini qui les sépare