Page:Renan - Ma soeur Henriette, Calmann-Levy, 1895.djvu/128

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car on se disposait à m’enlever pour me porter à Beyrouth. Je suppliai qu’on me la laissât voir ; on me le refusa absolument ; on me mit sur le cadre même qui avait dû servir à la transporter. J’étais dans un état de complet étourdissement ; l’affreux malheur qui venait de me frapper ne se distinguait pas pour moi des hallucinations de la fièvre. Une soif horrible me dévorait. Un rêve brûlant me reportait sans cesse avec elle à Aphaca, aux sources du fleuve Adonis, sous les noyers gigantesques qui sont au-dessous de la cascade. Elle était assise près de moi, sur l’herbe fraîche ; je portais à ses lèvres mourantes une timbale pleine d’eau glacée ; nous nous plongions tous deux dans ces sources de vie, en pleurant et avec un sentiment de mélancolie pénétrante. Ce n’est que deux jours après que je repris une pleine conscience et que mon malheur se présenta à moi comme une effroyable vérité.