Page:Renan - Melanges Histoires et Voyages,Calmann,1878.djvu/182

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pire des tyrans, nous offre un siècle admirable, un spectacle unique, le règne des philosophes, le monde gouverné par la vertu et la raison ! Si le régime des Césars eût été ce qu’on le suppose, l’empire se fût disloqué vingt fois ; pourtant il était alors au plus haut degré de sa puissance. Et ne dites pas que c’est là le triomphe de la force, le résultat de la supériorité que donnent les talents militaires sur une foule désarmée. Auguste, Tibère, Claude, ne sont nullement des capitaines ; Caligula et Néron sont des hommes de guerre tout à fait ridicules. Le signe qui montre qu’une politique est conforme aux nécessités du temps, c’est quand elle peut se passer de talent, quand aucune faute ne la tue. Ah ! dites que ce peuple est ignoble, bas, égoïste ; qu’il n’a rien d’intéressant, que toutes les sympathies des âmes bien faites doivent être pour ceux qui protestèrent ; que chacun de nous eût été avec Brutus et Cassius ; dites que ce n’est pas une chose gaie de faire partie d’une misérable planète comme celle-ci, où l’homme intelligent et vertueux est perdu au milieu d’une foule innombrable de sots et de méchants ; à la bonne heure ! Les jugements de l’histoire sont la revanche de la conscience humaine, presque toujours contrariée par la réalité. L’historien, le poëte, l’amant de l’idéal doivent garder toutes leurs préférences pour les vaincus ; Auguste lui-même le reconnut ; quand il était avec ses hommes de lettres, il se plaisait à entendre chanter « la noble mort de Caton ». L’esthétique n’est pas la politique ; la réalité n’est pas l’idéal. La réalité, c’est le règne du médiocre, le règne du laid, des bourgeoises exigences, des plates nécessités. Les nobles qui résistent, on les aime, on les chante ; mais on les sait impuissants.