Page:Renan - Melanges Histoires et Voyages,Calmann,1878.djvu/188

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justesse. Le goût du grand lui était pour ainsi dire inné : nul appareil royal, pas de luxe encore, une maison simple, un goût excellent. Et puis n’est-ce rien d’avoir été chanté par Virgile ? Virgile n’est pas un græculus ; c’est un vrai prophète, un homme de notre race, de notre sang. O anima cortese mantovana, j’absous ceux que tu as absous ! — « C’était là de l’adulation, direz-vous, de la reconnaissance au moins pour celui qui lui rendit son patrimoine. » — « Mais, pourrait répondre un homme imbu des idées de l’ancien régime, n’est-ce pas la plus belle part de la souveraineté, celle par laquelle les souverains se rapprochent le plus des dieux et représentent leur providence sur la terre, que de discerner les chantres divins, de leur donner le petit champ où ils écrivent les églogues qui sont ensuite le délassement de cœur du genre humain ? Certes, le suffrage du peuple vaut mieux ; mais un peuple encourageant, applaudissant, inspirant des chefs-d’œuvre, cela ne s’est vu qu’une ou deux fois, en Grèce et un peu dans les républiques italiennes. Nos races ne sont pas assez nobles pour se passer de princes. La civilisation moderne, à bien des égards, fut une création artificielle des cours et de la noblesse, au milieu d’une masse pesante qui n’y tenait pas beaucoup ; les cours et la noblesse disparaissant, la civilisation courra parmi ces races un certain danger, les choses nobles chez elles ayant germé et s’étant soutenues en partie grâce au patronage des princes. L’Amérique, qui n’a pas d’aristocratie, ne vit que d’emprunts faits à l’Europe ; elle n’a pas produit jusqu’ici un seul chef-d’œuvre, une seule découverte, l’art pur et la science pure étant choses trop fortes pour elle. »