Page:Renan - Melanges Histoires et Voyages,Calmann,1878.djvu/287

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de l’Âne amoureux, fondée sur un genre de ridicule qui n’a que trop réussi de nos jours. Maçoudi rend ces diversités dans la perfection ; il a au plus haut degré le talent de l’anecdote littéraire, l’art de grouper les circonstances, de donner aux traits les plus déliés leur valeur significative. L’histoire du parasite fourvoyé parmi les manichéens, l’aventure de jeunesse d’Ibrahim Ibn-Mehdi, les traits du quémandeur Sammam, sont de véritables petits chefs-d’œuvre de narration, supérieurs, même comme agrément, aux meilleurs récits des Mille et une nuits.

Mais où je trouve Maçoudi par-dessus tout peintre habile et profond moraliste, c’est quand il s’agit d’expliquer ce qu’a d’étrange et d’unique dans l’histoire le caractère du khalife abbaside, dont Haroun al-Raschid restera longtemps le type populaire. Ce mélange bizarre, à la fois attachant et légèrement comique, de fine bonhomie, de scepticisme et de malignité, ces goûts alternativement vulgaires et distingués, cette férocité sans méchanceté et qu’un trait d’esprit désarme, ce chef de religion, gourmand, ivrogne, causeur, avide surtout des plaisirs intellectuels, vivant au milieu de compagnons de débauche, de savants et de joyeux esprits, se montre dans Maçoudi avec autant de relief et de vie, et avec moins de monotonie que chez les conteurs. Gaie et superficielle façon de prendre la vie, résignation facile sur ses petites misères, plaisir d’enfant trouvé à ce qu’elle a d’imprévu, dose de philosophie suffisante pour voir la vanité du fanatisme, insuffisante pour donner du sérieux à la conduite, parti absolu d’envisager le monde comme incurable et de ne pas se tourmenter pour le guérir,