Page:Renan - Melanges Histoires et Voyages,Calmann,1878.djvu/294

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temps. On sentait la faiblesse du libéralisme pour fonder quelque chose, et l’on pensait se donner de la force en rendant une valeur officielle à des routines auxquelles on ne croyait pas. La frivolité n’y perdit rien, et le goût baissa. Les divertissements de la cour devinrent bouffons. La mode se tourna vers une poésie légère, élégante parfois, souvent grossière ; derrière ces puérilités usées, apparaissaient comme des menaces le fanatisme musulman grandissant chaque jour et la protestation souterraine des partisans d’Ali. L’assassinat nocturne de Motéwakkil est un récit frappant, que Maçoudi a emprunté au poëte Bohtori, qui passa la soirée au château. Le matin, le khalife avait paru plus gai que de coutume. Il se réveilla dispos, crut sentir un certain mouvement de sang et se fit saigner ; puis il réunit ses familiers, ses musiciens, et s’abandonna tout entier à la bonne humeur. Le soir, il eut des pressentiments. L’entretien roula sur l’orgueil et les façons hautaines des souverains. Le khalife témoigna l’horreur que ce défaut lui inspirait, se tourna vers la Mecque, prit une poignée de terre et la répandit sur sa tête, ce qu’on trouva excessif. Il se fit ensuite servir à boire, et, quand les fumées du vin eurent commencé à troubler sa raison, ses chanteurs lui exécutèrent un morceau qu’il loua fort. Il se retourna vers son ami le plus intime : « De tous ceux qui ont entendu cet air chanté par Moukharik[1], il ne reste plus que toi et moi ! », et il pleura. À ce moment, le serviteur de Kabiha, l’une de ses favorites, entra portant enveloppée dans une serviette une robe de chambre que Kabiha lui

  1. Chanteur célèbre.