Page:Renan - Melanges Histoires et Voyages,Calmann,1878.djvu/323

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la seule contrée qui semble ne pas exister pour ces infatigables voyageurs, c’est la chrétienté. Ils n’y mettent jamais le pied, et les ouï-dire qu’ils rapportent parfois sur les parties de l’Europe chrétienne les plus rapprochées des terres musulmanes ressemblent à ces fables que la géographie populaire relègue à l’extrémité des régions connues. Là était la profonde limite que la famille humaine devait mettre bien des siècles à franchir.

On ne peut pas dire qu’Ibn-Batoutah soit un homme très-spirituel ni un très-fin observateur ; on ne saurait pourtant lui refuser un grand fond de droiture et de raison. C’est un homme dévot, mais sensé ; sunnite sévère, mais sans haine religieuse bien violente. Sa critique, indulgente à l’excès quand il s’agit des miracles de sa secte, est au contraire d’une remarquable pénétration quand il s’agit de trouver en défaut les miracles des schiites. Parfois on voit poindre chez lui, je ne dirai pas quelque doute, mais quelque velléité de demander des preuves : il fait alors des dissertations fort amusantes pour raffermir sa foi et réfuter les objections des hérétiques. Le nombre incroyable de prodiges permanents dont il est témoin et l’extravagance des reliques qu’il vénère à chaque pas nous surprendraient, si la crédulité humaine avait jamais le droit de surprendre. Il croit aux tombeaux apocryphes des patriarches et des prophètes ; il croit que les oiseaux ne volent jamais au-dessus de la Caaba ; mais j’ose affirmer qu’il n’eût pas cru aux tables parlantes ni aux esprits frappeurs. Nous aurons bientôt des leçons de critique et de bon goût à demander au moyen âge : au moins le merveilleux de ce temps-là avait-il d’ordinaire quelque grâce et quelque saveur.