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522 MÉLANGES D’HISTOIRE.

Sorbonne, au risque d’avoir pour collègues des personnes d’une opinion entièrement opposée à la sienne, que d’user son talent dans un enseignement sans sonorité, sans publicité, donné au fond d’un établissement public qui, en arborant hautement le drapeau d’un parti, s’enlève par là presque toute autorité ?

Ce qui importe à la jeunesse qui suit les cours de l’enseignement supérieur, c’est d’entendre des voix très-diverses, d’assister au choc des opinions ; ce qu’on doit retirer de ces luttes, c’est moins un ensemble de doctrines fixes (il n’y en a guère de telles dans les hautes régions de l’esprit humain) que l’exercice intellectuel, la gymnastique, en quelque sorte, qui est le fruit de la discussion. De là résultent pour l’esprit un éveil, une élasticité, une ductilité, un affinage qui se retrouvent dans toutes les applications et font les nations intelligentes, sagaces, avisées.

De là résulte en même temps pour la jeunesse un souvenir qui laisse dans l’âme une trace ineffaçable. C’est la joie d’avoir été ainsi pendant trois ou quatre années spectateur et partie dans la grande bataille de l’esprit humain, qui fait que le temps d’université reste pour tous les Allemands une sorte de paradis au début de la vie, si bien qu’au travers des carrières les plus ingrates, l’ancien élève de Heidelberg ou de Gœttingue se reporte avec délices à « ces beaux jours d’Aranjuez » où il n’a été occupé que de recherches désintéressées, où il a connu des grands hommes, reçu leurs leçons, respiré leur esprit. Ce fonds intellectuel et moral suffit comme provision de voyage à une existence tout entière, et constitue le lest de convictions sérieuses dont aucune vie ne saurait se