Page:Renan - Nouvelles lettres intimes 1846-1850, Calmann Levy, 1923.djvu/191

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

au moins faut-il que la vie de chacun soit garantie, que les voies soient élargies, cela est juste, par conséquent cela triomphera, quoi qu’on « lisent les boutiquiers. L'inintelligence des libéraux d’autrefois me fait peine ; elle ressemble à l’aveuglement volontaire des privilégiés qui ne veulent rien lâcher de ce qu’ils possèdent, et préparent ainsi d’épouvantables catastrophes.

Que nous sommes heureux, chère amie, de pouvoir dire avec ce vieux sage : « Je porte tout avec moi ! » il est certain que par le temps qui court, c’est là l’espèce de fonds la plus portative et la plus assurée. La pensée de notre frère m’est beaucoup plus pénible. La nature de son commerce est si intimement liée à la forme actuelle de la société, que tous les coups portés à cette forme m’affligent d’un côté par le contre-coup qu’ils ont sur lui. Après tout, il se peut que le mode de transaction actuellement usité se prolonge au delà du temps où il restera dans les affaires ; et d’ailleurs son expérience et son intelligence le rendront toujours propre à tout.

Que j’aurais besoin de toi, chère Henriette, de ta parole et de tes conseils, dans ces difficiles moments ! Que je comprends bien maintenant la fatalité des temps de révolution, et l’effrayante force d’attraction de ce gouffre ! Sans rien modifier au plan général de ma vie, ces événements ont exercé sur moi une prodigieuse influence, et m’ont fait apercevoir tout un autre monde. Je regrette bien, chère amie, que l’éloignement t’empêche