Page:Renan - Nouvelles lettres intimes 1846-1850, Calmann Levy, 1923.djvu/196

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haïssent (ces derniers sont très nombreux). Là-dessus toute illusion serait folie ; mais comprends-tu ce que je souffre en voyant la France inspirer de la pitié ? en entendant prononcer les mots de dissolution et de pourriture ? — O mon Ernest, que nous avons besoin de force, car nous ne sommes qu’au début ! que nous aurons à passer par des jours cruels !… Tu es jeune, très cher ami ; tu peux espérer de voir l’ordre et la prospérité sortir de ce chaos ; mais s’ils doivent luire encore pour notre patrie, ce ne sera certainement que sur ma tombe : [voilà] la justification de ma souffrance. — Pardonne-moi, mon Ernest, de n’avoir à l’exprimer que des appréhensions  ; je suis loin de les donner pour des prophéties, et je n’ai jamais plus désiré avoir tort dans ma manière d’entrevoir l’avenir. Comme toute l’espèce humaine, je ne puis juger qu’un moment, qu’un coin du tableau ; puisse l’Esprit éternel qui voit le tout, conduire notre chère patrie aux jours libres et prospères que je n’ose plus espérer, mais que je n’en désire pas moins vivement ! J’ai prononcé plus haut le mot de transformation ; peut-être la convulsion actuelle n'est-elle qu'un inévitable passage pour arriver à un ordre meilleur ; mais je n’en suis pas moins excusable d’avoir peur de l’effrayant inconnu où l’on nous précipite d’une façon si peu rassurante. Aux yeux de l’homme intérieur, la mort aussi n’est qu’une transformation ; et pourtant qui a vu mourir sans terreur ?