Page:Renan - Nouvelles lettres intimes 1846-1850, Calmann Levy, 1923.djvu/213

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cri de deux cent mille de nos concitoyens, et l’on ne peut s’applaudir d’une victoire que sur des flots de sang français ! — Jamais aucune expression ne rendra la douleur dont mon âme est saisie. — Mon Ernest, que ne puis-je obtenir de toi de t’éloigner de Paris ? — Que peux-tu faire au milieu de ces scènes de destruction et d’horreur ? Quelle place peut-il y avoir pour les travaux de la pensée, dans une malheureuse ville ou tout est chaque jour soumis a une question de force ou de hasard ?… Aujourd’hui l’ordre, ou plutôt l’esprit d’ordre, reste maître du champ de bataille, un autre jour ce sera le triomphe de la violence, et alors tout sera dit : de Paris, de la merveille de l’Europe moderne, il ne restera qu’un monceau de ruines. Quel problème que ces sociétés humaines qui tendent sans cesse à la grandeur, et qui ne semblent songer qu’à la détruire dès qu’elles l’ont entrevue ou atteinte ! — La province, me diras-tu, ne t’offre aucune ressource ; hélas ! Paris t’en offrira-t-il longtemps ? La plus épouvantable misère ne plane-t-elle pas sur celle qui était, il y a six mois, l’une des plus riches cités du monde ?… Je ne t’impose rien, mon Ernest bien-aimé ; je n’ai désormais foi qu’en ton cœur et en ta raison ; — mais laisse-moi te dire encore une fois que je suis bien a plaindre.

Je t’écris par une occasion que je n’ai connue qu’au moment de son départ ; aussi ne puis-je que t’adresser quelques mots a la hâte. Ai-je besoin de te prier de m’écrire ? Serait-il possible