Page:Renan - Nouvelles lettres intimes 1846-1850, Calmann Levy, 1923.djvu/226

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ment où naît au moins un cinquième de notre population. Sérieusement, chère amie, peux-tu dire que l’enfant abandonné des campagnes, le fils du journalier, de l’ouvrier manuel, auquel le père ne pouvait donner d’éducation, eût la moindre chance de sortir de son état, et de naître par l’aisance à la vie intellectuelle et morale ? N’est-il pas évident qu’il y avait au fond des campagnes et dans les faubourgs de nos villes toute une classe d’hommes condamnée aux carrières par le vice même de sa naissance, et qui ne pouvait jamais avoir l’espoir d’on sortir ? Faut-il trouver mauvais que ces gens n’aient ni moralité, ni intelligence, ni esprit d’ordre et de travail ? L’esclave ancien, qu’on ne regardait pas comme capable de vertu ou de vice, avait-il la responsabilité de ses actes ? Non ; on le punissait, comme une bête domestique, pour le dresser, mais non comme une personne morale. Il y a un verset du Coran, qui me frappa d’admiration la première fois que je le vis. L’esclave, y est-il dit, aurait-il fait les mêmes actes coupables qu’un homme libre, ne recevra dans l’autre vie que la moitié des châtiments que recevra l’homme libre. De même ces misérables étaient fatalement condamnés à n’être hommes qu’à demi. Ne crois pas, chère amie, que j’aime le peuple tel qu’il est ; que je veuille ramener la société à un type grossier et populacier, je l’aime pour ce qu’il peut devenir, je l’aime en vue de l’état à venir, dont il sera l’élément principal.