Page:Renan - Nouvelles lettres intimes 1846-1850, Calmann Levy, 1923.djvu/239

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

avec de l’or et des baïonnettes, tu n’as pas vu cette famille devenue orgueilleuse s’installer dans la France comme dans une terre féodale, une cour se dessiner d’une manière toujours plus insultante, et étendre déjà son influence sur toute chose, l’Académie par exemple, amenée comme malgré elle à donner la majorité de ses suffrages (et cela quand elle pouvait choisir Lamennais, Béranger, etc.) à un ignoble farceur[1], qui n’avait d’autre talent que d’amuser de ses bons mots et de ses chansons graveleuses les commensaux du château. Où était dans ce monde de glace la place du saint idéal, de ce qu’il y a de pur, de céleste, d’élevé dans notre nature ? Tu n’as pas souffert avec nous, ou pour mieux dire, tu as pu par comparaison avec le monde qui t’entourait nous trouver heureux. Il est tout naturel que tu ne t’expliques point encore une révolution, qui ne te parait point amenée par des causes suffisantes. Mon Dieu ! que je voudrais pouvoir causer à loisir avec toi ! Ce n’est que par l’habitude qu’on parvient à s’entendre. Je parie par exemple que mon aversion pour la bourgeoisie est pour toi une énigme. N’est-ce pas en effet dans cette classe que se trouvent les hommes que j’aime le plus, que j’admire le plus, auxquels je voudrais le plus ressembler ? Sans doute, et pourtant je ne puis appeler d’un autre nom l’esprit dominant du dernier règne, cet esprit tout préoccupé d’intérêts

  1. Il s’agit de Vatout (1792-1848), élu à l’Académie française peu avant la Révolution de 1848, auteur de chansons légères.