Page:Renan - Nouvelles lettres intimes 1846-1850, Calmann Levy, 1923.djvu/279

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serait, dis-tu, un motif péremptoire de retour. En vérité, je me demande si ce qui se passe en Prusse n’équivaut pas à cette condition suprême que tu nous poses. Quel temps que le nôtre, chère amie ! Ne crois pas, je l’on prie, que je me livre à un fol optimisme, parce que je cherche parfois à diminuer tes craintes. Je ne mets pas de bornes à mes espérances en ce qui concerne l’humanité et la France en particulier. Le passé m’apprend que toute catastrophe est pour elle la condition d’un perfectionnement ultérieur, et cet étal meilleur, qui sera a la société française durant les cinquante premières années de ce siècle ce que cette société elle-même était a l’ancien ordre de choses, j’ai confiance non seulement que notre génération le verra, mais qu’il ne tardera pas au delà de quelques années. Mais j’ai toujours dit que nous l’achèterions bien cher, et plus je vais, plus je conçois la possibilité de terribles catastrophes ; une vraie barbarie temporaire, une guerre de gladiateurs, une invasion de barbares, un despotisme militaire, des folies comme celles de Caligula, des imbécillités comme celles de Claude, tout cela est possible. Je conçois qu’à un certain âge une telle perspective doit faire mourir de tristesse. Mais nous autres, jeunes et rêvant un long avenir, nous nous consolons facilement en regardant au delà ; la pensée même que nous pourrions en être la victime, ne fait que nous intéresser au drame. Quand je dis victime, je le répète, excellente amie, ce que je t’ai mille fois