Page:Renan - Nouvelles lettres intimes 1846-1850, Calmann Levy, 1923.djvu/285

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fois. Ce n’est pas précisément une société de mon goût ; Jules Simon lui-même n’est pas l’homme idéal que j’aime, et dont je trouve tant de traits dans M. Cousin et M. Burnouf et même M. Garnier ; mais enfin nous sympathisons sur une foule de points, et je trouve parmi eux une franchise et un libéralisme de très bon aloi, joints à beaucoup d’esprit.

L’avenir, ces jours-ci, m’attriste beaucoup. On a mis les rênes de la France, la direction de la pensée entre les mains d’une masse aveugle, arriérée de deux ou trois siècles, et la sotte bourgeoisie, qui a peur de ses propres principes, laissera faire. Car elle préfère ses écus à ses principes et à la culture intellectuelle. Je crains beaucoup plus la barbarie cette fois que je ne la craignais en face du débordement démocrate-socialiste. La majorité est trop lourde pour gouverner ; la majorité ne veut que repos, bien-être, sécurité. Or repos, bien-être, sécurité sont inconciliables avec le progrès. Celui-ci ne s’obtient qu’en sacrifiant un peu des premiers. Pour faire marcher l’humanité, il faut la traîner ; elle est naturellement lourde et endormie. Le rôle des minorités est de la secouer, de l’empêcher de prendre trop ses aises ; car elle s’y corromprait. C’est ce rôle des minorités qu’on a rendu terriblement difficile par cette grande absurdité du suffrage universel. Rendre l’humanité digne d’une telle institution devrait être le but de tout gouvernement, et le crime du régime déchu est