Page:Renan - Nouvelles lettres intimes 1846-1850, Calmann Levy, 1923.djvu/309

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nos deux natures d’esprit de grandes différences ; mais ces différences ne sont-elles pas précisément la condition d’un commerce vivant et intimé ? On n’aime pas son semblable, on aime son égal. Qu’est-ce qui attire l’homme vers la femme et la femme vers l’homme ? les qualités que chacun d’eux n’a pas. Cela est si vrai que l’homme aime d’autant plus la femme, qu’elle est plus femme, et que la femme aime d’autant plus l'homme qu’il est plus homme. D’ailleurs je ne crois nullement que quand nous serons réunis, nous demeurions en désaccord sur des questions essentielles. Notre dissentiment à quatre cents lieues de distance n’a rien d’étonnant, et d’ailleurs à vrai dire, nous ne nous rencontrons pas sur les mêmes objets. Tu blâmes ce que je ne loue pas, je loue ce que tu ne blâmes pas. Suppose que nous soyons tous deux sur la colline qui domine Tréguier, au pied de la tour de Saint-Michel. Tu regardes du côté de la mer, et moi du côté de la terre, « je vois des champs, des vallées, une rivière, une petite ville sur le penchant, une montagne dans le lointain, dirais-tu. » — Et moi : « Je vois un clocher, des couvents, des maisons entourées de jardins, des navires et la mer. » Si une altercation s’élevait entre nous, pour savoir qui voit bien et qui voit mal, un tiers survenant pourrait sagement nous conseiller de regarder du même côté. Il est infiniment probable que nous verrions alors de la même manière.