Page:Renan - Nouvelles lettres intimes 1846-1850, Calmann Levy, 1923.djvu/323

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réunissions, aussitôt que nous pourrons ylvre honorablement ensemble. Ne vois pas en tout ceci d’arrière-pensée ni d’innocence d’ignorant. Je sais qu’il y a peu d’amour plus doux que celui du frère et de la sœur, je sais pourtant (ne fût-ce que pour l’avoir lu) qu’il y en a un autre. Mais celui-là me sera à tout jamais défendu, non que mon cœur n’y soit très sensible, mais par mille raisons extérieures et surtout par la vocation intellectuelle qui m’est dévolue, et qui exige la plus parfaite indépendance. M. Cousin, qui m’a prêché sur ce chapitre, me disait en déplorant la funeste habitude des élèves de l’École Normale qui en sortant n’ont rien de plus pressé que de prendre une femme et une place : Croyez-vous que si je m’étais marié, j’aurais pu me faire cette magnifique bibliothèque ? C’est un peu cru, et ce n’est pas ainsi que je dis. Mais dans l’état actuel des choses, plus que jamais, pour jouer un rôle intellectuel, il faut être libre, c’est-à-dire prêt à se briser soi-même le jour où l’intérêt de ce rôle l’exige. Il est indubitable que nous traverserons des circonstances où il faudra jouer sa vie, pour être libre. Cela n’est pas permis à une mère ou à un père. Certes ce n’est pas avec cette humeur aventureuse que j’irais m’imposer de tels devoirs, quelque doux qu’ils fussent. Ne t’imagine donc pas, excellente sœur, que tu m’imposes des chaînes ; c’est moi qui ne voudrais pas t’en imposer, car je sens que le célibat de la femme est fort différent de celui de l’homme. Mais laisse-