Page:Renan - Nouvelles lettres intimes 1846-1850, Calmann Levy, 1923.djvu/332

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coup. L’occasion est d'ailleurs bonne, ce me semble, pour que ta séparation du comte ait l’air de t’être imposée par la force des circonstances et non par un libre choix. J’ai la ferme espérance, ma chère amie, que ta prochaine lettre aura devancé mes propres réflexions à cet égard.

Quant à l’état de notre pays, c’est une énigme, ma chère amie, et tout en conservant mon optimisme pour l’avenir définitif, je ne vois point en beau la situation actuelle. Les élections vont dire le grand mot ; mais ce grand mot ne sera certes pas la pacification. Si la Chambre est favorable au pouvoir, le pouvoir ne résistera pas à la tentation hautement avouée de changer la constitution ; or les exaltés n’attendent que cela pour une épouvantable guerre civile. Si la Chambre est hostile au pouvoir ou du moins ferme dans ses droits, on verra d’étranges choses avec un esprit étroit et entêté a la tête du pouvoir exécutif, et une constitution qui n’offre aucune solution à de tels conflits. On verra… voilà tout ce qu’on peut dire, et je crois franchement que les plus fins, quelques vastes plans qu’on leur prête, n’ont pas eux-mêmes autre chose à dire. Le suffrage universel a mis dans les affaires une si forte portion de hasard et d’imprévu, que tout calcul est devenu impossible : il n’y a plus qu’à vivre au jour le jour. Ce qu’il y a de certain c’est que personne ne croit plus à rien en politique  ; chose singulière ! la constitution qui devrait être l’infaillibilité vivante et permanente d’une république,