Page:Renan - Nouvelles lettres intimes 1846-1850, Calmann Levy, 1923.djvu/367

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à me reprocher, d’être très vif pour le travail de première main, mais de ne pas savoir achever.

D’autre part, ce voyage aurait de réels avantages. D’abord il me mettrait en possession de documents inappréciables pour mes divers travaux, surtout pour mon histoire de la langue grecque au moyen Age, et mon averroïsme. Puis une mission de cette sorte est considérée comme un titre littéraire d’une assez grande valeur. Cela me poserait fort bien, et serait l’antécédent le plus assuré pour ne pas quitter Paris. Et puis cela m’apprendrait tant de choses : moi qui ne sais à la lettre que les livres, quel monde s’ouvrirait la devant moi ! On dit qu’on ne peut comprendre l’antiquité sans avoir vu cette mer, ces rochers, ces rivages. Et puis, je t’avoue, que je ne serais pas fâcbé de faire ce voyage au point de vue hygiénique. Ma santé n’est pas mauvaise, je ne fais jamais de maladies  ; mais un atome suffit pour me causer un dérangement, j’ai toujours quelque incommodité volante, à laquelle je pense a peine ; tout cela accuse fatigue et faiblesse générale. Ma vie a été jusqu’ici si exclusivement intérieure, que mon développement extérieur en a souffert. J’ai toujours vécu courbé sur moi-même ; jamais personne à côté de moi pour m’épanouir. Ce voyage, je crois, me dilaterait, me ferait vivre par le dehors, et ferait époque dans ma vie physique et intellectuelle. Eh bien ! croirais-tu que rien de tout cela ne balance la